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Festivals

"Chahuts" Quand ceux que l'on a voulu faire taire donnent de la voix…

Pour sa trente-troisième édition, le festival bordelais des arts et de la parole du "quartier de Saint-Michel et au-delà", s'est fixé un fil rouge… "Hors normes", un beau sous-titre qui résonne comme la promesse salutaire d'un pas de côté mettant en perspective les héritages qui nous façonnent. Qu'elle trouve ses racines dans notre passé individuel, familial, sociétal, ou colonial, la norme héritée agit comme une camisole dont on ne peut se défaire qu'en partageant les mots, qu'en les frottant à ceux des autres. Faire circuler la parole, la mettre dans un pot commun, telle semble l'ambition émancipatrice de cette semaine où cultures populaires et performances artistiques s'allient pour faire résonner la voix des invisibles.



"Fantôme" © Pierre Planchenault.
"Fantôme" © Pierre Planchenault.
Sur la rive droite de la Garonne, le Parc Pinçon de la Benauge est tout désigné pour accueillir les festivités inaugurales… Un ciné-concert immersif sous la forme d'un film d'animation en 3D – "Fantôme" (Collectif La Méandre) – est projeté sur une scène rehaussée et aussi sur les immenses façades années soixante-dix surplombantes. Les deux musiciens en live et les personnages de l'histoire se détacheront de la scène pour venir à la rencontre des habitants de la cité populaire, créant ainsi un pont de sens entre fiction et réalité. Quant à l'histoire contée, elle se présente comme le récit d'un soulèvement poétique, celui d'un enfant détonateur de rébellion contre une société asservissante et artisan innocent de son extinction. Toute ressemblance avec la réalité vécue ne pouvant être que fortuite (ou pas…).

"Géographie de la survie" © Pierre Planchenault.
"Géographie de la survie" © Pierre Planchenault.
Parmi les trente-huit autres rendez-vous… "Géographie de la survie", conçue par l'auteur de théâtre et de romans Lancelot Hamelin, immerge dans un espace urbain identifié jusque dans les îles des territoires d'outre-mer pour être le refuge de personnes sans domicile fixe. Ce territoire, connu des habitants du quartier pour abriter des personnes en rupture, alcoolisées ou pas, chacun va l'arpenter en "tous sens". En effet, seul pour mieux s'imprégner du contexte, "livret des pensées de Sandra" (personnage fictionnel), jeu de cartes et pièce de monnaie en mains, on part à la recherche du secret du père décédé quelque part, à l'encoignure de deux ruelles… Une énigme à résoudre incluant de plain-pied dans l'univers bien réel des exclus… Expérience immersive troublante, s'appuyant sur une fiction comme pour mieux lever le voile sur les drames conduisant à la dure réalité de la vie à la rue.

"Portraits Fantômes" © Pierre Planchenault.
"Portraits Fantômes" © Pierre Planchenault.
"Portraits fantômes", imaginé par le chorégraphe plasticien Mickaël Phelippeau, propose la visite guidée de trois appartements du quartier Saint-Michel "désertés" pour l'instant. À partir des objets, de la décoration, des livres et disques peuplant les lieux, il se livre à une recomposition fantasmée de ses occupants : qui sont celles et ceux qui vivent "pour de vrai" entre ces murs ? Commentant, dessinant, lisant, dansant, il s'appuie sur la gamme des moyens d'expression à sa disposition pour nous embarquer à sa suite dans ce voyage exploratoire… Si le concept (on pense au roman "Les Choses" de Georges Pérec) est sans conteste séduisant, sa réalisation nous convainc moins, "l'ouvroir de littérature potentielle" restant ici fermé sur lui-même et nous perdant dans des performances artistiques… "hors sol".

"Charge" © Pierre Planchenault.
"Charge" © Pierre Planchenault.
"Charge", de Treize, propose une "lecture-rencontre" émaillée de poèmes slamés, dont on ne sort pas tout à fait indemne. En effet, pour l'autrice de "Charge" (Éditons La Découverte, 2023), campée devant nous, le mot "rencontre" collé à celui de "lecture" délivre à lui seul l'essence de son dessein : le désir impérieux de faire résonner en nous, ses "frères humains" (cf. François Villon), sa traversée en milieu psychiatrique.

Transmettre dix ans passés entre les murs troués de fenêtres verrouillées est ressenti comme une urgence palpable. Faisant corps avec ses mots tranchants, crus pour coller avec son propos, la romancière dit la déshumanisation humiliante infligée aux patients internés dans une unité psychiatrique… Ces regards portés sur son cas, elle, réduite à l'état d'objet clinique lors des visites organisées pour le personnel médical… Sa pesée hebdomadaire obligatoire, au vu de tous, sur une balance inadaptée à son poids… Ou encore ces ordonnances d'une dizaine de lignes prescrivant les pilules à avaler, sans qu'aucun mot jamais ne vienne accompagner l'emprise sur son corps et sa tête… Pour elle, un moment de libération par la parole. Pour nous, un témoignage coup de poing sur certaines violences psychiatriques.

"Née le 8 mars", Céline Ripoll © Kahu-tupuna.
"Née le 8 mars", Céline Ripoll © Kahu-tupuna.
"Née le 8 mars 1977" de la conteuse et danseuse Céline Ripoll fait figure d'événement trouant le plafond de verre des normes prisées par les conservateurs de tous poils… "Mettre en jeu", au sens théâtral, la toxicité du machisme mis à nu pour déjouer son emprise morbide. Dire la vérité "exemplaire" du destin d'une femme ordinaire qui, après avoir subi dans sa jeunesse l'extrême violence d'un père, s'est précipité à l'autre bout du monde… dans les bras d'un séduisant "sauvage" dans une compulsion de répétitions échappant à toute raison.

Celle que l'on connaissait pour ses talents de conteuse du légendaire océanien (cf. les albums de sa maison d'édition, Moai Éditions) lui ayant ouvert les portes du Musée du Quai Branly afin d'assurer des visites ethno-artistiques, revient sur l'avant-scène pour dévoiler cette fois l'arrière-fond des beautés du Pacifique… L'île de Pâques, un paradis à ciel ouvert où elle a vécu l'enfermement avec un séduisant guerrier s'étant avéré être une parfaite brute alcoolisée.

Face à nous, entre les murs du petit jardin urbain Dorignac, elle apparaît fragile et forte. Dotée d'un bel humour, elle fait corps avec son récit qui lui colle à la peau tout en s'en distanciant avec bonheur. Son récit, c'est celui de toutes les femmes battues "à mort", d'anciennes amoureuses qui sont tombées dans les rets du prince viril arrivé sur son fier destrier. "Intermittent" (magnifique !) de la colère, il l'injurie, la terrorise, la menace pour tout et rien, "se vide en elle" et repart à ses affaires. Treize ans d'asservissement au sens plein du terme sans pouvoir échapper à son emprise… Un récit d'une banalité effrayante dans lequel la tragédie du quotidien féminin livré à la maltraitance machiste explose à chaque syllabe.

Ne plus sentir son corps, devenir vase… la vase dont les tortionnaires sont faits. Trouver la force de mettre son passé devant soi pour s'en délivrer… Démêler l'enchevêtrement de traumas… Être née morte dans un hôpital militaire, avoir vécu sous les diktats d'un père effrayant, avoir voulu se sauver de son enfance en se précipitant à l'autre bout de la planète… et être tombée dans les bras d'un homme l'ayant carbonisée sur place, comme la petite fille vietnamienne hurlant de douleur sous les brûlures du napalm…

Un "crash texte" époustouflant d'humanité à vif. Dans cette performance encore en devenir, Céline Ripoll échappe artistiquement à sa nuit personnelle en faisant magistralement danser les mots de la liberté recouvrée… "Et sa douleur s'est brisée comme un éclat de rire", serait-on tenté d'ajouter en plagiant "Nuit rhénane" de Guillaume Apollinaire.

"Fantôme" © Pierre Planchenault.
"Fantôme" © Pierre Planchenault.
Festival Chahuts
Du 7 au 15 juin 2024.
Quartier Saint-Michel et au-delà, Bordeaux (33).

>> chahuts.net

"Fantôme"
Vendredi 7 juin à 22 h, Parc Pinçon, Bordeaux.
Par le Collectif la Méandre.
Direction artistique, musique, interprétation : Arthur Delaval.
Direction technique, régie générale, création lumière, interprétation : Jordan Bonnot.
Musique et interprétation : Charlie Doublet.
Regard extérieur, mise en scène, accueil et transmission complices, interprétation : Lucie Paquet.
Animation et mapping, régie vidéo et interprétation : Guillaume Bertrand.
Régie vidéo et interprétation : Agnieszka Juszczak.
Régie son et interprétation : Pierre Lacour, Loan Gatto et Isia Delemer.
Accueil et transmission complices, interprétation, regard extérieur à la mise en scène : Anaïs Blanchard.
Accueil et transmission complices, interprétation : Zaïna Zouheyri.
Création costume : Julie Honoré.
Écriture : Maëlle Ghulam Nabi.
Construction : Marie Dupasquier.
Construction des totems : Gaël Richard.
Construction des carrousels : Clément Lapalus.
Construction, machiniste : Mathieu Fernandez.
Regard extérieur à la mise en scène : Laura Dahan, Manuel Marcos.
Regard extérieur à la manipulation : Olivier Rannou.
Regard extérieur au jeu : Marc Prépus.
Regard extérieur : Clémence Lambey, Mélissa Azé.
Avec la participation de 25 complices. En partenariat avec la MDS Saint-Michel.
Durée : 1 h.

"Géographie de la survie" © Pierre Planchenault.
"Géographie de la survie" © Pierre Planchenault.
"Géographie de la survie"
Samedi 8 juin (de 14 h à 20 h 30) et dimanche 9 juin (de 10 h à 18 h), en déambulation, Marché des Douves, Bordeaux.
Par Lancelot Hamelin
Conception et écriture : Lancelot Hamelin.
Scénographie : CALK.
Regard extérieur et bienveillant : Élise Rochet.
Recherche action et causerie : Agnès Villechaise.
Avec la participation de : Gwendoline Gross, Hélène Fretigne, Christian Calvet, Marion Sarrailh, Natacha Nottin, Brownie Valette, Esteban Ansorena, Sylvie Guyzerix, Joanie Kneppers, Lili Weyl, Jeanne Petit, Denis Blanc, Isabel Vincent Pereira, Justine Rocheteau, Sandrine Jeanneau, Vanessa Vallee, Marie Braux, Odile Nublat, Delphine Ledru, Camille Lemoine, Élise Rochet.
Durée : 1 h 30.

"Portraits Fantômes" © Pierre Planchenault.
"Portraits Fantômes" © Pierre Planchenault.
"Charge"
Samedi 8 juin à 18 h à la Bibliothèque Capucins, Quartier Saint-Michel, Bordeaux.
Par Treize.
Durée : 1 h 15.

"Portraits Fantômes"
Jeudi 6 juin (19 h), samedi 8 juin (14h et 17 h 30) et dimanche 9 juin (14 h et 17 h 30) dans trois appartements du Quartier Saint-Michel, Bordeaux.
Par BI-P/Mickaël Phelippeau
Conception et interprétation : Mickaël Phelippeau.
En coréalisation avec la Manufacture CDCN Nouvelle-Aquitaine Bordeaux – La Rochelle.
En complicité avec des habitantes et habitants de Saint-Michel.
Durée : 1 h 30.

"Née le 8 mars 1977" © Pierre Planchenault.
"Née le 8 mars 1977" © Pierre Planchenault.
"Née le 8 mars 1977"
Dimanche 9 juin à 18 h dans le Jardin Dorignac, Bordeaux.
Par Céline Ripoll.
Texte et narration : Céline Ripoll.
Mise en scène : Valérie Puech.
Regard chorégraphique : Mourad Merzouki.
Parrain artistique : Yannick Jaulin.
Durée : 1 h 10.

Yves Kafka
Jeudi 20 Juin 2024

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•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
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•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
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Gil Chauveau
26/03/2024