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Théâtre

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.



© Philippe Hanula.
© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

© Philippe Hanula.
© Philippe Hanula.
Un autre point nous interpelle aussi : celui du processus créatif en lui-même. Par quelles forces créatrices particulières un comédien est-il poussé à s'approprier une œuvre de Camus ? Comment s'en empare-t-il sans en dénaturer sa veine essentielle, si fine et si philosophico-existentielle ? Songe-t-il, véritablement, à ce que Camus lui-même penserait de cette entreprise commune ?
Autant de questions qui nous taraudent à chaque fois.

Cette fois-ci, c'est une adaptation de Jacques Galaud à laquelle nous avons assisté dimanche 29 septembre au Théâtre Essaïon à Pais, interprétée dans un seul-en-scène par le comédien Jean-Baptiste Artigas, également pianiste, chanteur, compositeur et diplômé de musicologie en spécialité jazz et en musiques actuelles.

Dès les premiers instants de la représentation, la magie opère, car entrer dans cette petite salle du Théâtre de l'Essaïon de Paris, aux murs en pierres blanches et aux allures d'une cave de Saint-Germain-des-Prés, pour le spectateur, c'est se sentir comme happé. On pense d'emblée à la grotte de Platon, propice à l'isolement et à la réflexion profonde. Cette dimension opère doublement ici, car il s'agit d'un seul-en-scène dont on sent que la confidence et l'introspection seront les maîtres d'œuvre.

© Philippe Hanula.
© Philippe Hanula.
Assis sur le plateau exigu, pieds nus dans des sandales de cuir (qui ne sont pas sans nous rappeler un certain dénuement presque monacal), une élégante chevalière à un doigt, le comédien attend que les spectateurs prennent place, et manipule de façon répétitive un yoyo, symbole, peut-être, de sa part d'enfance et d'innocence à jamais perdue. Ou de sa conscience en berne, ou mieux, en trop grande mouvance.

Puis la parole arrive et ne s'arrêtera pas, telle une logorrhée envoûtante, comme organiquement vitale pour le personnage, Jean-Baptiste Clamence, alias Jean-Baptiste Artigas.

Doit-on voir dans cette similitude des prénoms une raison intrinsèque à la création ? Peut-être ! Mais "c'est un peu court, jeune homme, on pourrait dire, Ô Dieu, bien des choses en somme".

Tenez, par exemple : que l'écriture de cette adaptation fut un long processus créatif, mouvant et bardé d'interrogations, notamment quant aux choix des passages de l'œuvre à conserver ou à retirer.

Ne jamais perdre l'attention du spectateur… Ou que cette création a répondu à un souhait de longue date pour le comédien : jouer un seul-en-scène. Ou encore, que la référence très probable au Jean-Baptiste, le prophète de la Bible, n'est pas loin, et que Camus y a, bien entendu, pensé !

© Philippe Hanula.
© Philippe Hanula.
"Vox clamentis in deserto". Crier dans le désert, parler à un inconnu ou à soi-même, convoquer sa conscience, armé du fameux miroir qui instaure la mise en abyme de celui ou celle qui s'y contemple ! Voilà ce que font les Jean-Baptiste ici, en scène.

Le texte de Camus est dense, très dense, comme envoûtant, mais Jean-Baptiste Artigas n'y faillit pas un seul instant, bien au contraire, tant son talent d'interprète nous fait brillamment entendre le texte, lui donnant corps jusqu'à le magnifier, à de nombreux moments.

Les trois passages au piano interprétés par le comédien lui-même, et constituant de ce fait cinq parties distinctes à la représentation, apportent incontestablement un supplément d'âme à l'écriture de Camus, mais aussi à l'atmosphère du Zeedijk, ce bar du nord, bien loin du sud où se déroulent la plupart des autres romans de Camus. Les notes de Thelonious Monk, de Duke Ellington, de Fats Waller, ou encore de Prévert et Kosma irradient bien joliment cette chute à laquelle nous assistons.
C'est beau. Tout simplement.

Les passages du suicide de la jeune femme ou encore celui des "crachats" sont interprétés de façon virtuose par Jean-Baptiste Artigas, et sont dignes du jeu des plus grands comédiens en vie, ou disparus.

© Philippe Hanula.
© Philippe Hanula.
Le personnage clame à un moment que "nous sommes à peu près en toutes choses". Probablement, en effet. En revanche, Jean-Baptiste Artigas ne l'est pas, "à peu près". C'est la prestation d'un comédien, tout entier à son jeu, d'une force organique hors du commun, qui entre à la fin comme dans une dimension presque christique. Les lumières de Caroline Calen associées à la dramaturgie de Sophie Nicolas y participent très largement.

Si jamais vous êtes passés à côté de ce remarquable roman d'Albert Camus, quelles qu'en soient les raisons, ne ratez pas en revanche ce seul en scène virtuose d'une qualité d'interprétation sans failles aucune.
◙ Brigitte Corrigou

"La Chute"

© Philippe Hanula.
© Philippe Hanula.
D'après l'œuvre d'Albert Camus.
Adaptation : Jacques Galaup.
Mise en scène : Jean-Baptiste Artigas.
Avec : Jean-Baptiste Artigas.
Collaboration artistique : Guillaume Destrem.
Dramaturgie : Sophie Nicollas.
Lumières : Caroline Calen.
Production La Belle Équipe.
À partir de 13 ans.
Durée : 1 h 15.

Du 1ᵉʳ septembre 2024 au 6 janvier 2025.
Du 3 avril au 24 mai 2025.
Jeudi, vendredi, samedi à 21 h.
Relâche : 10 et 16 mai 2025.
Théâtre Essaïon, Paris 4e, 01 42 78 46 42.
>> essaion-theatre.com

Brigitte Corrigou
Mercredi 9 Octobre 2024

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© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024