La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"C'est toi qu'on adore" et "Pode Ser" Portraits en mouvement de "guerillères" fragiles et indomptables

Leïla Ka occupe une place à part dans le paysage chorégraphique contemporain. Découverte en 2019 par Jean-Luc Terrade lors de sa programmation dans le Festival Trente Trente de Bordeaux, elle a conquis "sur le champ" grand public et initiés. Sa force d'attraction ? Une authenticité à fleur de peau alliant fragilité et puissance pour mieux dire ce que le corps sait des violences imposées au genre féminin par des siècles de domination. Ce soir, retour aux sources… Reprise de ses deux premières créations confiées ici à de nouvelles interprètes "faisant corps" avec les chorégraphies originelles de ces compositions intranquilles.



"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
"C'est toi qu'on adore", ce titre – emprunté à un poème d'Albert Londres où celui qui avait pour mantra de "porter la plume dans la plaie" dénonçait les conditions inhumaines de détention des bagnards de Guyane que seul l'espoir d'une évasion, si illusoire soit-elle, maintenait en vie – sonne comme un avertissement subliminal… Sur le plateau nu, deux jeunes femmes immobiles se préparent à porter la danse à son point d'incandescence pour mener (elles aussi) un combat dantesque contre les forces d'assignation les faisant immanquablement chuter dès qu'elles se relèvent. L'une et l'autre se fondent dans la figure du même, dédoublé et pouvant être dupliqué à satiété tant leur combat sororal est celui de l'ensemble du genre féminin.

Deux formes vêtues du même vêtement les fondant dans la même entité, un seul corps dansé porté tantôt par une fabuleuse musique lancinante et répétitive, tantôt par leurs seules respirations mêlées l'une à l'autre. Sur le tempo hypnotique des sarabandes de Schubert et Haendel, les deux se lancent – souvent en écho, parfois en opposition comme pour souligner un déchirement intérieur – dans un corps à corps chorégraphié au millimètre contre les forces invisibles les réduisant à une place désignée par la tradition conservatrice, une lutte cruelle à jamais inaccomplie.

"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
Lorsque la musique envoûtante s'interrompt, seul le souffle suspendu des interprètes vient troubler le silence… avant que, les notes s'affolant, ne se déclenche le cataclysme les déchirant de part en part. Roulés-boulés, reptations sur le dos, déplacements au seul appui des avant-bras, jets de poings, figures torturées, trament l'énergie électrisante de cette danse-combat à haute valeur expressive où les émotions, amplifiées par le corps "haut-parleur", explosent littéralement jusqu'aux larmes effacées subrepticement d'un coin de leur habit.

Aussi, ce serait peu dire que d'évoquer les frissons libérés à "l'écoute" de ce corps chorégraphié, magistralement dédoublé, corps lancé à la recherche vitale d'une identité confisquée. Un corps désireux d'en finir avec les emprises, un corps non assujetti aux désirs des autres, mais ivre de lui-même. Cet âpre combat pour tenter "sans armure" mais avec une détermination sans faille (cf. "La Quête" de Jacques Brel dans "L'Homme de la Mancha") d'atteindre l'inaccessible métamorphose et son point d'orgue, l'avènement du sujet, signe le point de non-retour vers une normalité grise et perfidement toxique.

"Pode Ser" © Laurent Philippe.
"Pode Ser" © Laurent Philippe.
"Pode Ser", "peut-être", en portugais… Là encore, ce titre (celui de la toute première création de Leïla Ka) contient dans ses plis l'annonce de ce qui suivra. Faisant figure de matrice originelle, "Pode Ser" dévoile en effet son mantra… Chaque petite fille – "l'a-venir" de la femme – ne doit aucunement se résoudre à être ce que d'autres ont décidé qu'elle soit. Chacune est "peut-être" cela, mais assurément, elle est aussi "autre(s)" et ne peut être résumée aux vœux déposés en elle par ses géniteurs et autres représentants d'un ordre établi ne la concernant nullement.

Confiant sa proposition à une interprète lui ressemblant jusqu'à les confondre, la chorégraphe embarque dans un solo tourbillonnant… D'abord immobile, comme sidérée en bord de plateau, visage contraint et bras ramenés autour du cou, l'interprète semble porter le poids d'un héritage ancestral la figeant sur pieds. Et lorsqu'elle se mettra à bouger, dans un silence sépulcral, ce sont des soubresauts qui annonceront la mue en devenir.

Au rythme enivrant de la musique classique de Schubert, elle tournoie sur elle-même à la façon des ballerines d'Opéra, sa robe vaporeuse virevoltant… avant de, aux accents d'une musique électrisée, rouler au sol, les pieds entravés dans son long vêtement, son accoutrement de ballerine retourné sur la tête dévoilant alors un pantalon de jogging et une paire de tennis… On ne pourrait mieux – en actes superbement chorégraphiés – rendre sensibles les vicissitudes d'un habit taillé aux dimensions de parure servant de camisole et incarcérant le corps féminin pour en faire l'objet standardisé des diktats réactionnaires.

"Pode Ser" © Laurent Philippe.
"Pode Ser" © Laurent Philippe.
La force insurrectionnelle animant l'interprète aux apparences fragiles qui, corps convulsé et rage au cœur, fait vaciller le socle de l'ancien monde nous atteint en plein plexus. On n'est pas prêt d'oublier la marionnette désarticulée, mue par des volontés externes en tirant les fils, laissant place à un corps libéré au prix d'efforts surhumains. Et lorsque l'on ajoutera que l'enivrante musique de Schubert, "Andante con moto" entendue dans "Barry Lyndon" de Stanley Kubrick, est convoquée, on comprendra l'intensité indicible de l'émotion partagée.

Cette pièce inaugurale de Leïla Ka porte en germes ses créations futures dont la dernière, "Maldonne", sera programmée en terre girondine en mars prochain à L'Entrepôt du Haillan. En cristallisant dès ses débuts ce qui deviendra sa marque de fabrique, elle signe ici un engagement "poé(li)tique" indéfectible servi par un style d'écriture chorégraphique conjuguant fragilité et détermination. Un chapitre essentiel du manifeste pour une danse contemporaine inscrite dans le monde comme il va (ou ne va pas).
◙ Yves Kafka

Vu le jeudi 5 décembre 2024 aux Colonnes de Blanquefort (33).

"C'est toi qu'on adore" et "Pode Ser"

"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
"C'est toi qu'on adore"
Chorégraphie : Leïla Ka.
Interprétation : Océane Crouzier et Mathilde Roussin.
Création lumière : Laurent Fallot.
Régie lumière : Agathe Pascal.
Régie son en alternance : Rodrig De Sa, Manon Garnier.
Durée : 40 minutes.

"Pode Ser" © Piero Tauro.
"Pode Ser" © Piero Tauro.
"Pode Ser"
Chorégraphie : Leïla Ka.
Interprétation : Anna Tierney.
Création lumière : Laurent Fallot.
Régie lumière : Agathe Pascal.
Régie son en alternance : Rodrig De Sa, Manon Garnier.
Durée : 15 minutes.

"C'est toi qu'on adore" © Thierry Chantrel.
"C'est toi qu'on adore" © Thierry Chantrel.
Représentés le jeudi 5 et le vendredi 6 décembre 2024, aux Colonnes de Blanquefort (en partenariat avec La Manufacture CDCN), Scène Nationale Carré-Colonnes (33).

Tournée
31 janvier et 1ᵉʳ février 2025 : "Pode Ser" et "C'est toi qu'on adore", Théâtre de l'Olivier, Istres (13).
Du 4 au 8 février 2025 : "Pode Ser" et "C'est toi qu'on adore", Anthea Antipolis Théâtre, Antibes (06).
7 mars 2025 : "Pode Ser" et "C'est toi qu'on adore", Mairie, Cannes (06).
15 mars 2025 : "Pode Ser" et "C'est toi qu'on adore", Centre culturel Le Grain de sel, Séné (56).
25 mars 2025 : "Pode Ser" et "C'est toi qu'on adore", Salle André Malraux, Luisant (28).
26 mars 2025 : "Pode Ser", "Bouffées" et "C'est toi qu'on adore", Théâtre des Bergeries, Noisy-le-Sec (93).
2 avril 2025 : "Pode Ser" et "C'est toi qu'on adore", Le Manège - Scène nationale, Maubeuge (59).
4 avril 2025 : "Pode Ser" et "C'est toi qu'on adore", Espace Germinal, Fosses (95).
18 avril 2025 : "Pode Ser", "Bouffées" et "C'est toi qu'on adore", Théâtre Comœdia, Marmande (47).
24 mai 2025 : "Pode Ser" et "C'est toi qu'on adore", L'Entracte - Scène conventionnée, Sablé-sur-Sarthe (72).

Yves Kafka
Lundi 16 Décembre 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"Bienvenue Ailleurs" Faire sécession avec un monde à l'agonie pour tenter d'imaginer de nouveaux possibles

Sara a 16 ans… Une adolescente sur une planète bleue peuplée d’une humanité dont la grande majorité est sourde à entendre l’agonie annoncée, voire amorcée diront les plus lucides. Une ado sur le chemin de la prise de conscience et de la mutation, du passage du conflit générationnel… à l'écologie radicale. Aurélie Namur nous parle, dans "Bienvenue ailleurs", de rupture, de renversement, d'une jeunesse qui ne veut pas s'émanciper, mais rompre radicalement avec notre monde usé et dépassé… Le nouvel espoir d'une jeunesse inspirée ?

© PKL.
Sara a donc 16 ans lorsqu'elle découvre les images des incendies apocalyptiques qui embrasent l'Australie en 2020 (dont l'île Kangourou) qui blessent, brûlent, tuent kangourous et koalas. Images traumatiques qui vont déclencher les premiers regards critiques, les premières révoltes générées par les crimes humains sur l'environnement, sans évocation pour elle d'échelle de gravité, cela allant du rejet de solvant dans les rivières par Pimkie, de la pêche destructrice des bébés thons en passant de l'usage de terres rares (et les conséquences de leur extraction) dans les calculettes, les smartphones et bien d'autres actes criminels contre la planète et ses habitants non-humains.

Puisant ici son sujet dans les questionnements et problèmes écologiques actuels ou récurrents depuis de nombreuses années, Aurélie Namur explore le parcours de la révolte légitime d’une adolescente, dont les constats et leur expression suggèrent une violence sous-jacente réelle, puissante, et une cruelle lucidité, toutes deux fondées sur une rupture avec la société qui s'obstine à ne pas réagir de manière réellement efficace face au réchauffement climatique, à l'usure inconsidérée – et exclusivement humaine – de la planète, à la perte de confiance dans les hommes politiques, etc.

Composée de trois fragments ("Revoir les kangourous", "Dézinguée" et "Qui la connaît, cette vie qu'on mène ?") et d'un interlude** – permettant à la jeunesse de prendre corps "dansant" –, la pièce d'Aurélie Namur s'articule autour d'une trajectoire singulière, celle d'une jeune fille, quittant le foyer familial pour, petit à petit, s'orienter vers l'écologie radicale, et de son absence sur le plateau, le récit étant porté par Camila, sa mère, puis par Aimé, son amour, et, enfin, par Pauline, son amie. Venant compléter ce trio narrateur, le musicien Sergio Perera et sa narration instrumentale.

Gil Chauveau
10/12/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024