La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Maldonne" Une histoire du féminin… Le jeu des cartes à redistribuer…

Si l'on interroge le dictionnaire ("maldonne : erreur dans la distribution des cartes - à jouer"), le titre choisi par Leïla Ka pour sa nouvelle chorégraphie délivre l'essence même du projet inscrit dans les plis de son identité féminine… En effet, dès son triptyque qui l'a projetée tout de suite au rang des chorégraphes danseuses émergentes – "Pode Ser" (2019), "C'est toi qu'on adore" (2021) et "Se faire la belle" (2022) –, elle n'a de cesse de creuser le même sillon. Celui du combat à mener sans faillir par les femmes, fragiles et fortes, pour rebattre les cartes de la domination masculine les assignant à des places ancestrales.



© Nora Houguenade.
© Nora Houguenade.
À ce titre, le tableau initial a valeur de peinture expressive, projetant en pleine face les positions canoniques imposées par la loi des hommes… Cinq femmes alignées, impeccablement immobiles face à nous dans leurs longues robes colorées, panel des diversités confondues, émergent de la nuit du plateau. Sur leur visage, dans un silence abyssal, se lit sinon l'effroi l'expression de celles qui se doivent de se tenir en retrait. Lorsque leurs mains se portent lentement à leur visage, c'est pour en effleurer le front… Elles qui, toutes sur le même front, vont peu à peu se mettre en mouvement entre souffrance, révolte et extase.

Au rythme de leur respiration ahanée, elles vont progressivement s'animer. Leurs gestes s'accélérant dévoilent, entre les soupirs qui en fixent le tempo, les efforts surhumains qu'elles déploient pour "faire face". Tantôt épuisées, mises à bas par l'intensité des luttes secouant de part en part leur corps mis à mal, elles chutent une à une… pour aussitôt, sous l'effet du souffle du collectif qui leur insuffle leur énergie, se relever telles des phénix renaissant de leurs cendres. Les chorégraphies de l'effondrement, du roulé-boulé, du jaillissement, recomposent la répétition des figures au travail en elles. Figures introjectées, imposées, auxquelles elles ont affaire… et dont elles aspirent à se séparer dans des mouvements dupliqués à l'envi, marquant autant la répétition du même que ses écarts.

© Nora Houguenade.
© Nora Houguenade.
Le deuxième tableau les découvrira en robes léopard sous les lumières du plateau. Agenouillées, à quatre pattes, elles briquent de manière forcenée le sol, s'échinant à grands renforts de gestes à reproduire en chœur ce que, au travers de la répartition des tâches, la domination masculine attend d'elles. Mais dans leur regard luit la flamme de la révolte prête à mordre… Quand elles se relèvent, leur robe entre les dents, on sent que l'heure de la révolte est arrivée… C'est le sol, vers lequel on veut les faire plier, qui, dorénavant, reçoit les coups rageurs de leur robe devenue arme. Ces robes dont elles tenteront de se défaire une à une, comme on se dépiaute de "moi-peaux" accumulés en couches successives par les années d'asservissement. Des "moi-peaux" introjectés faisant barrage à leur nature de femme libre.

Retrouvant un instant leur voix, les danseuses en donnent à tue-tête, entonnant la chanson de Lara Fabian "Je suis malade, complètement malade"… Les affres de la douleur à vif et de la révolte à fleur de peau déforment les visages tordus par les grimaces (cf. "La Méduse" du Caravage) et les corps disloqués, figés dans un tableau vivant, bouches ouvertes renvoyant à une "nature morte".

© Nora Houguenade.
© Nora Houguenade.
Et comme si l'aventure – selon les desiderata d'un ordre patriarcal veillant au grain – devrait légitimement s'arrêter là, avec, après la crise, le retour à la raison commune d'une soumission acceptée, les artistes tout sourire se paient le luxe d'une (fausse) sortie avec saluts d'usage… Comme si seule la résignation pouvait être de mise pour constituer une chute (socialement) acceptable… serait-ce au prix d'un renoncement de plus.

Mais le monde selon Leïla Ka ne peut se "décliner" ainsi… Dans une seconde partie, la révolte avortée se transfigurera en rébellion généralisée. Des cintres tomberont des crochets où les robes seront, une à une, accrochées, comme des reliques surannées dont ces femmes ne veulent plus. Les mouvements se feront souples, amples, la musique allègre. En plein accord avec la liberté recouvrée, leurs relations seront traversées par des querelles "entre filles" prenant la forme des pantomimes endiablées prisées par le cinéma muet. Débarbouillées, débarrassées de leur ancienne peau, elles apparaîtront en nuisettes, jouant avec leurs pelures anciennes réduites à l'état d'oripeaux désactivés de leur charge toxique.

Soutenus par des musiques (basses électro répétitives, valses de Chostakovitch, musique pop de Lara Fabian) épousant les différentes étapes de cette traversée en milieu hostile, une heure durant sans faiblir un seul instant, les corps se sont faits les haut-parleurs de combats démesurés échappant aux mots pour les dire. Refusant le statut de victimes les figeant dans des postures qu'elles réprouvent, ces danseuses sont devenues à leur tour de splendides "guerillères" retournant leurs robes en armes.

Ce qui ressort de cette chorégraphie chorale orchestrée par la sincérité, la générosité et l'énergie rayonnante inscrites dans l'ADN de Leïla Ka, c'est le sentiment d'avoir été irrésistiblement aspiré dans l'œil du cyclone… Un œil du cyclone qui, en la circonstance, a pris le visage de femmes "hors père"… Envoûtant.

Vu le vendredi 5 avril à La Manufacture - CDCN de Bordeaux (33).

"Maldonne"

© Nora Houguenade.
© Nora Houguenade.
Chorégraphie : Leïla Ka.
Avec : Jennifer Dubreuil Houthemann, Jane Fournier Dumet, Leïla Ka, Zoé Lakhnati, Jade Logmo.
Assistante chorégraphique : Jane Fournier Dumet.
Création lumière : Laurent Fallot.
Régie lumière : Laurent Fallot ou Clara Coll Bigot.
Régie son : Rodrig De Sa ou Manon Garnier.
Par la Cie Leïla Ka.
À partir de 14 ans.
Durée : 60 minutes.
Création le 16 novembre 2023 à La Garance - Scène nationale, Cavaillon (84).

A été représenté le jeudi 4 et le vendredi 5 avril 2024 à La Manufacture - CDCN à Bordeaux (33), en partenariat avec le TnBA - Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine.

Tournée
11 avril 2024 : Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré (35).
Octobre 2024 : Festival Roma Europa, Rome (Italie).

© Nora Houguenade.
© Nora Houguenade.

Yves Kafka
Mercredi 10 Avril 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024