La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

Festival Trente Trente "Experimento 5 - version duo", "C'est toi qu'on adore", "Poésie du lendemain", des corps à corps animés par des pulsions vitales

Le festival Trente Trente poursuit son exploration de zones contemporaines marquées par l'exigence d'une recherche s'affranchissant de tout attendu. Ce soir-là, ce sont trois compagnies hors sol qui s'emparent de la scène singulière de l'Atelier des Marches, se tenant à l'abri des agitations spectaculaires consuméristes, pour mettre en jeu chacune - au travers de leur corps sensible et avec une maîtrise chorégraphiée stupéfiante - le lien vital les reliant à l'impossible monde.



"Experimento 5 - version duo" © Pierre Planchenault.
"Experimento 5 - version duo" © Pierre Planchenault.
"Experimento 5 - version duo", de la Cie Sofia Fitas, renvoie à la fulgurante intuition de Nietzsche lançant à la face du monde transi "c'est en déconstruisant que l'on découvre les mécanismes de la construction". Mais si le philosophe du XIXe siècle scrutait les mots et leur organisation pour débusquer en eux le continuum d'oppressions qu'ils contenaient, la chorégraphe danseuse contemporaine, elle, assiège le corps - le sien - pour le manipuler en tous sens afin "qu'il parle", dégagé des liens qui le bâillonnent.

Pantalon noir, dos nu, un être apparemment sans tête apparaît dans le halo de lumière balayant le plateau à hauteur de spectateur. Qu'est-il ce corps émasculé de son extrémité haute ? Rien ne permet de déterminer son sexe ni ses origines, "il" représente le substrat humain se cognant à la réalité d'un corps "à recomposer" d'urgence. Deux mains impressionnantes d'étrangeté, tant elles occupent de part et d'autre du cou la place ordinairement réservée au crâne, vont se livrer à des contorsions "surhumaines" dont les mesures seront délibérément amplifiées par le mixage en live de voix cacophoniques et de musiques battant le flux et le reflux chorégraphiés.

"Experimento 5 - version duo" © Pierre Planchenault.
"Experimento 5 - version duo" © Pierre Planchenault.
Lorsque l'enveloppe sonore sera portée à son paroxysme, frôlant l'implosion des tympans, les mains livrées à elles-mêmes arracheront dans une exaltation démesurée une tête invisible - l'illusion est totale -, avant d'être englouties dans le silence épuisé du plateau plongé dans le noir… Le second tableau découvrira l'être agenouillé, sa chevelure noire déployée au sol dérobant sa tête à nos regards. La musique se fera d'abord plus douce, les mouvements des bras se tenant la main (sic) esquisseront un pas de ballet avant que l'air d'opéra ne s'emballe et que la mêlée décharnée enchevêtrant jambes, pieds, mains, bras, ne reprenne de plus belle.

Seul un silence apocalyptique pourrait éventuellement - mais suffirait-il ? - délivrer la combattante de ses affres d'écorchée vive. Un combat à mains nues, une lutte sans merci, une chorégraphie puissamment, magnifiquement, interprétée par Sofia Fitas pour tenter de recomposer un corps mis en miettes.

"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
"C'est toi qu'on adore", de Leïla Ka. Après son premier solo, "Pode Ser" ("Peut-être" en portugais) - salué ici par un accueil enthousiaste lors de l'édition 2019 de Trente Trente -, la danseuse émancipée de tous dogmes chorégraphiques, mêlant à l'envi les influences pour en extraire leur quintessence, partage le plateau nu avec une complice à l'unisson. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette alliance apparaît si "naturelle" que l'une et l'autre se fondent dans la figure du même, dédoublé et pouvant être dupliqué à satiété.

Deux formes vêtues du même vêtement informe, ample et unisexe, les fondant dans la même entité, un seul corps dansé comme porté par la fabuleuse musique, lancinante et répétitive de Barry Lyndon. Sur le tempo hypnotique des sarabandes de Schubert et Haendel, les deux se livrent - souvent en écho l'une de l'autre, parfois en opposition comme pour souligner un déchirement intérieur - à un combat chorégraphié au millimètre contre les forces invisibles les assignant à une place dont elles ont hérité à l'insu de leur volonté. Ce combat à jamais inaccompli prolonge celui de "Pode Ser" où la danseuse parcourait les étapes des influences qu'elle avait dû (dés)intégrer pour naître à sa propre danse, à sa propre identité.

"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
"C'est toi qu'on adore" © Pierre Planchenault.
Lorsque la musique envoûtante s'interrompt, seul le souffle suspendu des interprètes vient troubler le silence régnant… avant que, à la première note, ne se déclenchent à nouveau les figures rendues à leur rage. Roulé-boulé, reptation sur le dos et jets de bras et de poings (dés)articulés trament l'énergie électrisante de cette danse expressive où les émotions, amplifiées par le corps "haut-parleur", explosent littéralement.

Aussi, ce serait peu dire que d'évoquer les frissons libérés par "l'écoute" de ce corps dansé magistralement dédoublé, figurant les nôtres, à la recherche vitale d'une identité confisquée. Un corps libéré des emprises extérieures, un corps non assujetti aux désirs des autres, mais ivre de lui-même. Cet âpre combat pour tenter "sans force et sans armure", mais avec une détermination sans failles (cf. "La Quête" de Jacques Brel dans "L'Homme de la Mancha") d'atteindre l'inaccessible métamorphose et son point d'orgue, l'avènement du sujet signe le point de non-retour vers une normalité grise, sans saveur, et perfidement toxique.

"Poésie du lendemain" © Pierre Planchenault.
"Poésie du lendemain" © Pierre Planchenault.
"Poésie du lendemain" propulse illico dans la stratosphère circassienne, là où surviennent d'intenses processus irradiants... Antoine Linsale, à l'allure d'athlète viking et à la chevelure d'or alliant grâce et puissance, se révèle être l'officiant de cette cérémonie païenne à haut pouvoir hypnotique. Faisant littéralement corps avec son agrès - une longue tresse faite de textile, suspendue au centre de la salle -, il devient l'élu d'un étrange ballet dont l'objet du désir avec lequel il tisse une relation complice serait… le tissu.

Au déroulé d'une musique enivrante, nouant et dénouant la tresse autour de sa taille, il s'en saisit pour s'enrouler dans ses plis, se lover autour d'elle, ou encore se propulser dans les airs, sans jamais donner l'impression du moindre effort. L'illusion d'une fusion avec la liane de tissu est telle que, lorsque, suspendue à plusieurs mètres du sol, sa tête renversée projette ses longs cheveux en arrière, les frontières entre mèches humaines et fils végétaux se confondent.

"Poésie du lendemain" © Pierre Planchenault.
"Poésie du lendemain" © Pierre Planchenault.
À la beauté plastique de ce tableau vivant, faut-il ajouter la maîtrise parfaite des figures exécutées avec une aisance aérienne. Sans coup férir, le circassien acrobate distille - avec une lenteur calculée - la conviction sereine d'avoir vaincu la pesanteur tant ses évolutions superbement chorégraphiées apparaissent pour ce qu'elles sont : un défi lancé à la loi universelle de la gravitation, contrainte de s'incliner face à cet "ange au plafond" échappé d'une peinture de la Renaissance italienne.

Ces trois spectacles ont été vus dans le cadre du Festival Trente Trente de Bordeaux-Métropole (du 8 juin au 3 juillet 2021), à l'Atelier des Marches du Bouscat-Bordeaux, lors de la soirée-parcours du mardi 29 juin à 20 h, 21 h, et 22 h.

"Poésie du lendemain" © Pierre Planchenault.
"Poésie du lendemain" © Pierre Planchenault.
"Experimento 5 - version duo"
Création danse.
Par la Cie Sofia Fitas.
Conception et interprétation : Sofia Fitas.
Voix, musique et regard extérieur : Sébastien Jacobs.
lumières et technique, Anna Tubiana.
Durée : 25 minutes.

"C'est toi qu'on adore"
Création danse 2020.
De Leïla Ka.
Chorégraphie : Leila Ka.
Interprétation, Leila Ka et Jane Fournier Dumet.
Création lumières : Laurent Fallot.
Durée : 30 minutes.

"Poésie du lendemain"
Création cirque-performance.
D'Antoine Linsale.
Durée : 7 minutes.

Yves Kafka
Mercredi 7 Juillet 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024