La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Antigone in the Amazon" Et si l'Histoire recommençait ?

L'Histoire en boucle… Non pour assister à la répétition névrotique du même, mais pour s'en saisir à bras-le-corps afin d'en proposer une version très actuelle… En effet, quand le metteur en scène suisse Milo Rau, connu pour pratiquer un théâtre enraciné dans les réalités sociétales et sans concession pour le politiquement correct (cf. "La reprise - Histoire(s) du théâtre (I)") élit le sort de l'Amazonie et de ses populations autochtones comme sujet de sa nouvelle création, l'expression "arts vivants" reprend diablement de la couleur… en résonnant avec l'histoire mythique contée par Sophocle.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Homme de terrain – élève du sociologue Bourdieu dont il a retenu le mantra : "si tu veux parler de la boxe, il faut devenir boxeur" – il a pris le temps de rencontrer longuement la population autochtone de la Province de Para au Brésil, celle d'Eldorado do Carajas précisément, là où le 17 avril 1996, dix-neuf paysans ont été tués par la police militaire. Leur crime ? Militants du MST (Mouvement des sans-terre), ils marchaient pacifiquement sur la route 155, virage S, pour obtenir les papiers officiels leur permettant d'occuper légalement une immense ferme regroupant plus de trois mille familles.

Quant au dispositif scénique, il rend compte à lui seul du désir de faire "dialoguer" les personnages de la tragédie de Sophocle et les acteurs locaux du Mouvement des sans-terre. Ainsi, sur le plateau, en tenue de tous les jours, quatre acteurs interprèteront en les commentant (le paratexte prend toute sa part) les personnages d'"Antigone", tandis que sur un immense écran, les vidéos enregistrées au Brésil montreront les "acteurs" du Mouvement des sans-terre vivre leurs revendications. Et, par un effet de synchronisation bluffant, les uns et les autres dialogueront, créant les conditions de l'effraction du réel dans la tragédie antique.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Fidèle à la tradition, le chœur introduit avec poésie le drame contemporain qui va se jouer devant nous… "Il est bien des monstres, mais aucun ne l'est plus que l'homme… Aucun plus étrange, magnifique et épouvantable… Il abuse de la déesse suprême Terre, il creuse ses profondeurs, cherchant avidement l'or. Il capture l'énergie de l'eau, du vent… Il rompt le lien entre les êtres… Il domestique le faucon qui volait librement… Il force les fils de la forêt à oublier leur terre natale et s'approprie les lieux où vivaient leurs ancêtres…". Et de conclure : "Il est des choses monstrueuses, mais rien n'est plus monstrueux que l'humain".

Après un rappel du contexte géopolitique de la création du spectacle et du parti-pris artistique résolument assumé de s'en faire le porte-parole (écho du Théâtre de l'Opprimé d'Augusto Boal dont Milo Rau est l'un des héritiers), le lieu de la représentation s'enrichit des vidéos projetant sur fond d'écran géant les manifestants du Mouvement des Sans-Terre. Dans une déclaration liminaire, un acteur du plateau prend soin de préciser que les images ont été tournées sur la route même où a eu lieu le massacre de 1996. Ainsi, au prologue antique, remettant en jeu l'origine du drame grec, répond un autre. Celui de l'assassinat, ici et maintenant, par la police militaire brésilienne de la voix emblématique du peuple autochtone.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Sur l'écran apparaît alors, en une succession de plans d'ensemble et de gros plans sur les visages déterminés par la colère, la reconstitution de la manifestation réprimée dans le sang. Lors du tournage, s'étant mêlés aux membres du MST dans un effet bluffant de vérité reliant les deux lieux de la représentation, les acteurs du plateau défilent aux deux endroits au cri de : "Invasion ! Colonisation ! Pour la réforme agraire ! La lutte jusqu'au bout ! La liberté ou la mort ! Ne marchez pas sur la fourmilière !". Et lorsque, à l'écran, les soldats les visent et tirent à bout portant sur la foule, sur le plateau, la même scène de violence policière se joue. Trainé par les cheveux, criant "Vive le MST !" alors qu'il est frappé à mort, l'acteur de la cause s'effondre. On a beau savoir qu'il s'agit là de "cinéma" et de "théâtre", le réalisme de la violence mise en jeu est – effet recherché et assumé – difficilement supportable.

Comme l'Antigone brésilienne, au premier rang de la lutte contre la destruction de l'Amazonie et de ses peuples autochtones, n'a pu se déplacer en France, c'est un acteur du plateau (le même qui jouera Polynice mort, un garde… et Antigone de Sophocle) qui donne vie à Kay Sara, symbole vivant du non radical à opposer à tous les dirigeants répressifs, que ce soit Créon, naguère en Grèce, ou Bolsonaro, aujourd'hui au Brésil.

Quant au musicien du plateau, c'est à lui que revient la direction du chœur des MST apparaissant sur l'écran. Rassemblés sur la place du village face au Centre social (choix symbolique qui résonne de manière décalée avec le Palais de Créon, lieu de l'action antique), les militants du MST auxquels se sont mêlés des survivants de 1996, entonnent un chant révolutionnaire repris sur scène.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Suivent les actes connus de la tragédie mettant en abyme les protagonistes (Créon le roi, Antigone l'irréductible, Hémon son amoureux et fils du roi, Ismène sa sœur) et leurs doubles brésiliens, tous appartenant à une cosmologie dépassant leur existence terrestre. Cependant Milo Rau qui, pour reprendre le titre du discours prononcé par Kay Sara l'Antigone brésilienne, pense que "Cette folie doit cesser", tord la tragédie antique pour, dans sa dernière partie, en proposer une lecture ouvrant sur d'autres horizons d'attente…

Soudain, le jeu s'arrête net, comme un arrêt sur image, pour ajouter un dénouement différent. Quand le jeu reprend, Hémon est en effet le premier des morts à se relever, les autres le suivent… "Ceci n'est pas la fin", mais seulement le début d'une âpre lutte qui se poursuit, encore et toujours, jusqu'à ce que les exclus puissent trouver réparation et recouvrer les terres dont ils ont été spoliés. Car l'histoire du Brésil, de la dictature des années 1964-1985 à la démocratie fragile qui lui a succédé avec le retour du fascisme dans les urnes en 2018 – "L'erreur de la dictature a été de torturer sans tuer", dixit Bolsonaro, le même qui a qualifié le mouvement des sans-terre de "terroristes" –, ne pouvait en toute équité s'arrêter là.

Ainsi rompant avec "la poésie de la mort" de Sophocle ("Si vous ouvrez la bouche, des coups sanglants la fermeront"), si fascinante puisse-t-elle apparaître, Milo Rau, percutant metteur en jeu des réalités présentes, propose en manière d'apothéose un final de nature à enchanter les luttes… et les spectateurs gagnés à son manifeste artistique. En (re)jouant la tragédie, il déjoue son impact funeste… et l'espoir de pouvoir changer le monde reprend sens.
◙ Yves Kafka

Vu le jeudi 12 décembre 2024 dans la Grande salle Vitez du tnba à Bordeaux.

"Antigone in the Amazon"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Spectacle en anglais, portugais, tucano, flamand et français.
Surtitré en français et en anglais.
Conception et mise en scène : Milo Rau.
Assistant à la mise en scène : Katelijne Laevens, assistée de Carolina Bufolin, Zacharoula Kasaraki, Lotte Mellaerts.
Avec : Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie
Et, en vidéo, Gracinha Donato, Ailton Krenak, Célia Maracajá, Kay Sara, le chœur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST).
Dramaturgie : Giacomo Bisordi et Martha Kiss Perrone.
Collaboration à la dramaturgie : Kaatje De Geest, Douglas Estevam, Carmen Hornbostel.
Scénographie : Anton Lukas.
Costumes : Gabriela Cherubini, Jo De Visscher, Anton Lukas.
Lumière : Dennis Diels.
Musique : Pablo Casella, Elia Rediger.
Vidéo : Moritz von Dungern, Fernando Nogari, Joris Vertenten.
Traduction pour le surtitrage : Panthea (français), Carolina Bufolin (anglais).
Dispositif d'accessibilité : Panthea.
Direction technique : Oliver Houttekiet.
Régie plateau : Marijn Vlaeminck.
Technique : Brecht Beuselinck, Dimitri Devos, Stavros Otis Tarlizos.
Production : NTGent, Klaas Lievens, Gabi Conçalves (Brésil).
À partir de 16 ans.
Durée : 1 h 50.

Représenté du mardi 10 au vendredi 13 décembre 2024 au tnba à Bordeaux.

Tournée
Du 5 au 8 janvier 2025 : Théâtre Roslyn Packer, Festival de Sydney, Sydney (Australie).
11 et 12 avril 2025 : Théâtre de Naples, Naples (Italie).
8 Mai 2025 : Théâtre Metastasio, Prato (Italie).

Yves Kafka
Jeudi 26 Décembre 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"Bienvenue Ailleurs" Faire sécession avec un monde à l'agonie pour tenter d'imaginer de nouveaux possibles

Sara a 16 ans… Une adolescente sur une planète bleue peuplée d’une humanité dont la grande majorité est sourde à entendre l’agonie annoncée, voire amorcée diront les plus lucides. Une ado sur le chemin de la prise de conscience et de la mutation, du passage du conflit générationnel… à l'écologie radicale. Aurélie Namur nous parle, dans "Bienvenue ailleurs", de rupture, de renversement, d'une jeunesse qui ne veut pas s'émanciper, mais rompre radicalement avec notre monde usé et dépassé… Le nouvel espoir d'une jeunesse inspirée ?

© PKL.
Sara a donc 16 ans lorsqu'elle découvre les images des incendies apocalyptiques qui embrasent l'Australie en 2020 (dont l'île Kangourou) qui blessent, brûlent, tuent kangourous et koalas. Images traumatiques qui vont déclencher les premiers regards critiques, les premières révoltes générées par les crimes humains sur l'environnement, sans évocation pour elle d'échelle de gravité, cela allant du rejet de solvant dans les rivières par Pimkie, de la pêche destructrice des bébés thons en passant de l'usage de terres rares (et les conséquences de leur extraction) dans les calculettes, les smartphones et bien d'autres actes criminels contre la planète et ses habitants non-humains.

Puisant ici son sujet dans les questionnements et problèmes écologiques actuels ou récurrents depuis de nombreuses années, Aurélie Namur explore le parcours de la révolte légitime d’une adolescente, dont les constats et leur expression suggèrent une violence sous-jacente réelle, puissante, et une cruelle lucidité, toutes deux fondées sur une rupture avec la société qui s'obstine à ne pas réagir de manière réellement efficace face au réchauffement climatique, à l'usure inconsidérée – et exclusivement humaine – de la planète, à la perte de confiance dans les hommes politiques, etc.

Composée de trois fragments ("Revoir les kangourous", "Dézinguée" et "Qui la connaît, cette vie qu'on mène ?") et d'un interlude** – permettant à la jeunesse de prendre corps "dansant" –, la pièce d'Aurélie Namur s'articule autour d'une trajectoire singulière, celle d'une jeune fille, quittant le foyer familial pour, petit à petit, s'orienter vers l'écologie radicale, et de son absence sur le plateau, le récit étant porté par Camila, sa mère, puis par Aimé, son amour, et, enfin, par Pauline, son amie. Venant compléter ce trio narrateur, le musicien Sergio Perera et sa narration instrumentale.

Gil Chauveau
10/12/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024