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Avignon 2024

•In 2024• "Avignon, une école" Mémoires vives et libres interprétations… À la recherche du temps recomposé

Fanny de Chaillé fidèle à sa conception de metteuse en jeu du vivant "jusqu'à l'os", un vivant dépouillé de toutes fioritures ornementales – écho du théâtre pauvre prôné par le Polonais Grotowski – trouve dans l'écrin naturel du Cloître des Célestins l'endroit rêvé pour sa nouvelle création… Sous la protection de deux platanes séculaires, les jeunes étudiantes et étudiants du Bachelor Théâtre de La Manufacture de Lausanne, débordant d'envie, vont s'emparer avec gourmandise des archives du Festival initié par Jean Vilar en 1947, les recomposant au gré de leurs fantaisies créatives afin de les donner à voir et à entendre sans artifice aucun.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Le corps des acteurs, rien que le corps parlant pour traverser quelque soixante-dix-huit années d'un magma bouillonnant à porter au crédit des directeurs du Festival (une seule directrice et encore dut-elle partager son mandat avec un homme), des actrices, acteurs, techniciennes, techniciens du spectacle, des spectatrices et spectateurs, tout ce monde impliqué dans ce qui a fait Avignon et participe encore et toujours à l'écriture de son histoire.

Opposant au "Je me souviens" teinté d'une douce nostalgie de Georges Pérec, la parole performative des corps toniques de ses jeunes comédiens, Fanny de Chaillé compose un pétillant cocktail, relevé de touches d'humour, où les éclats de la mémoire sélective recomposent – comme dans un kaléidoscope géant – un paysage. Celui d'Avignon (1947-2023) revisité à l'aune des regards neufs de ces jeunes gens fous de théâtre.

Septembre 1947. "Semaine d'art en Avignon" initiée par Jean Vilar. Parmi les trois pièces données dans la Cité des Papes, que rien ne destinait à devenir la Cathédrale du Théâtre, si ce n'est le hasard des rencontres, "L'Histoire de Tobie et Sara" de Paul Claudel. Dans une mise en scène de Maurice Cazeneuve, le rôle de Sara est confié à une certaine Silvia Montfort… La jeune comédienne se coule avec un plaisir palpable dans le corps de son aînée, épousant la façon de parler à nulle autre pareille de cette pionnière du théâtre (national) populaire. Avec un aplomb confondant et une distanciation jouissive, elle dévide d'une voix rauque les confidences de l'actrice ayant massacré son texte le jour de la première.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Le charme opère… et, jamais, il ne se rompra tant ses camarades de promotion se montreront à l'unisson. Ainsi "Le Prince de Hombourg", dans une mise en scène de Jean Vilar renaîtra de ses cendres pour venir avec humour "crever l'écran" de l'avant-scène. Sa couronne (figurée par les deux doigts écartés de chaque main) est solennellement déposée sur le front princier du comédien jouant Gérard Philipe. Ainsi du "Cid" où l'on retrouve Gérard Philipe… le problème étant cette fois que les jeunes acteurs se disputent le rôle-titre, prétendant qu'il leur revient… à plus d'un titre. L'occasion de rappeler la formidable aura populaire de ce héros romantique, donnant lieu ce soir à des anecdotes toutes personnelles rappelant qu'un acteur est avant tout… une personne.

"La Mort de Danton" de Büchner donnera lieu à l'embrasement des corps, dans une chorégraphie rappelant que le vrai théâtre est plus réel que la réalité, il n'a rien à voir avec la vie. Maria Casarès, incarnant Lady Macbeth de Shakespeare mise en scène par Jean Vilar dans la Cour d'Honneur, sera campée au travers d'un geste qui lui était propre (elle se frottait les mains). "Richard II" donnera lieu au témoignage émouvant d'un jeune homme de milieu populaire, racontant l'éblouissement qui fut le sien dès les portes du Palais franchies… Comment l'accès à la Cour d'Honneur pour découvrir ensuite "Le Prince de Hombourg" puis "Le Cid", toujours grâce à Jean Vilar ouvrant grand les portes des théâtres, a changé sa vie et celle de sa famille, tenue jusque-là à l'écart des manifestations culturelles faites pour d'autres qu'eux.

Un tableau vivant présentera les acteurs étendus au sol et Maria Casarès, debout, dans le rôle d'une Médée hurlant de haine en évoquant le corps de son frère désarticulé et jeté à la mer par ses bons soins. Les comédiens se relèvent alors pour offrir, sur une musique d'enfer, une chorégraphie hip-hop "désarticulée" où une comédienne hurle à son tour sa difficulté à suivre le rythme.

D'autres tableaux, foisonnant de créativité ludique se succéderont, aux rangs desquels "Messe pour le temps présent" de Maurice Béjart, la pantomime de "La Création du Monde" du Prince du Silence Marcel Marceau, "Le Soulier de Satin" d'Antoine Vitez où la scène du soulier donne lieu à une interprétation inénarrable… Ou, plus sulfureux, "Je suis sang" du Flamand Jan Fabre et "Liebestod" de l'artiste espagnole Angelica Liddell buvant elle son sang sur scène Deux autres encore, ayant créé l'événement, seront rejoués…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
En 1968, une année décidément à événements, "Paradise Now" du Living Theatre de Julian Beck et Judith Malina, promouvant – dans les actes – un autre rapport à la création, mettra l'acteur et son engagement corporel total au cœur du réacteur créatif (cf. le "Théâtre de la cruauté" d'Antonin Artaud). Quant à la place du spectateur, elle changera radicalement : de simple regardant qu'il était, il devient actant à part entière… Les comédiens de la Cour (celle du Cloître des Célestins…) se dénudent, s'enlacent, se chevauchent, invectivent le poing en l'air, multiplient les gestes libertaires, montent dans les travées rejoindre les spectateurs, rejouant à s'en éclater de plaisir le scandale ayant défrayé la chronique de l'époque.

Et plus proche de nous, l'an dernier, "Carte noire nommée désir" de Rebecca Chatillon fera exploser "en plein vol" les digues des prérogatives que s'accordent en toute impunité les blancs sur les biens et les corps des noir(e)s. Entourée de performeuses afro-descendantes, la performeuse metteuse en scène propose un quiz révélateur de cette domination où les heureux gagnants remportent… des barres chocolatées. Et crée le scandale lorsqu'elle et ses complices montent dans les gradins du Lycée Aubanel pour "emprunter" aux spectateurs leurs sacs, afin de faire vivre en direct les bienfaits de la colonisation… Fusent alors des protestations véhémentes accompagnées de : "On est chez nous !". Et les jeunes comédiens, en guise de chute, de s'emparer non sans ironie de cette réflexion profonde, en commentant : "Avignon, un temple de la culture française…".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Dotés d'un bel humour (cf. la saillie sur la peur en Avignon, La Mecque du Théâtre, du grand remplacement suisse…), ces jeunes comédiennes et comédiens venus de Lausanne rivalisent de savoir-être artistique pour arpenter avec bonheur l'histoire fabuleuse d'un Festival… dont on vit cette année la soixante-dix huitième édition. Se saisissant des archives collectionnées par leur metteuse en scène Fanny de Chaillé, inspiratrice et autrice éclairée de cette proposition des plus originales (qui trouvera sans nul doute une place de choix… dans les archives du Festival), ils excellent. Un moment assez exceptionnel, réjouissant à tous points de vue…
◙ Yves Kafka

Vu le jeudi 11 juillet 2024 au Cloître des Célestins à Avignon.

"Avignon, une école"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
France Suisse - Créé le 5 juin 2024 au Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse).
Conception et mise en scène : Fanny de Chaillé.
Avec les étudiantes et étudiants du Bachelor Théâtre de La Manufacture - Haute École des arts de la scène de Lausanne : Eve Aouizerate, Martin Bruneau, Luna Desmeules, Mehdi Djouad, Hugo Hamel, Maëlle Héritier, Araksan Laisney, Liona Lutz, Mathilde Lyon, Elisa Oliveira, Adrien Pierre, Dylan Poletti, Pierre Ripoll, Léo Zagagnoni, Kenza Zourdani.
Lumière : Willy Cessa.
Son : Manuel Coursin.
Costumes : Angèle Gaspar.
Assistant : Grégoire Monsaingeon, Christophe Ives.
Collaboration à la copie d'archive : Tomas Gonzalez.
Régie générale : Emmanuel Bassibé, Robin Dupuis.
Assistanat à la technique : Amon Mantel.
Production La Manufacture - Haute École des arts de la scène de Lausanne, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine.
Durée : 1 h 40.

•Avignon In 2024•
A été joué du 10 au 12 juillet 2024.
Représenté à 21 h et 23 h 59.
Cloître des Célestins, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14, tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Yves Kafka
Dimanche 14 Juillet 2024

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Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

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Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

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© Betül Balkan.
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