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Avignon 2024

•Off 2024• "Tendre carcasse" À corps perdus, devenir soi… les pas de danse d'une quête identitaire menée à plusieurs

On se souvient non sans émotion de "Nos corps vivants", en 2021, où Arthur Perole mettait en je(u) avec grande sincérité son propre cheminement sur la voie d'une réalisation de soi. Parcours solitaire passant par, comme un oignon que l'on pèlerait, l'abandon des assignations sociétales collant à la peau. Cette extension du domaine de soi, cette lutte ô combien essentielle et à jamais inachevée, il la confie ici à quatre jeunes gens qui porteront au plateau leurs vrais prénoms, danseront et joueront (la danse d'Arthur Perole, comme celle de Pina Bausch, est aussi théâtre) leur identité confisquée jusqu'à son éclosion joyeuse. Et comme toujours chez cet esthète, l'importance de la musique comme écrin et baume régénérateur.



© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Avant qu'ils n'entrent en scène, le bruit de leurs conversations en coulisses nous parvient comme les fragments d'un discours commun. Des échanges impromptus actant que ceux qui vont entrer en lice sont des êtres bien vivants et non des personnages de fiction, des jeunes gens traversés comme tout un chacun par d'ordinaires désirs.

Ils sont quatre, quatre d'une vingtaine d'années, chacun à gagner l'avant-scène, un peu intimidés par notre présence. Ils ont pour prénom, Agathe, Élisabeth, Arthur, Matthis, sont semblables aux jeunes gens que l'on croise dans les rues de nos villes, portant sur eux le parfum délicieux de la jeunesse. Ils prendront tour à tour la parole pour se présenter, pour dévoiler avec humour leurs rapports à leur corps, confier leurs petites obsessions ordinaires d'une voix sereine… La petite taille d'Agathe, les cheveux longs de Matthis, ceux lissés d'Elisabeth, la problématique ongulaire de Matthis, les grandes jambes et les doigts de pied "de grenouille" d'Arthur, ou encore la dermatophagie d'Élisabeth confiant malicieusement adorer manger ses croutes, "ceci est mon sang".

© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Leur couleur de peau aussi est évoquée, dans le même registre de l'humour léger… Agathe : "Ils ont failli m'appeler Blanche, je suis contente qu'ils ne l'aient pas fait… Je suis moi-même assez blanche, ça aurait fait trop ton sur ton". Élisabeth, à la peau ambrée : "Je suis métisse, enfin métisse du Nord, métisse de Dunkerque !". Paroles prolongées par des chorégraphies chorales où le geste dépasse la portée de ce qui vient d'être énoncé pour exprimer le plafond de verre invisible qui pèse comme un couvercle sur leurs confidences enjouées.

Conquis par tant de fraîcheur et de sincérité, distanciée par la fantaisie qu'est la leur, nous entrons de plain-pied dans leur monde… Les propos de nature introspective deviennent plus graves, même si la voix reste étrangement calme, lorsqu'ils abordent le point crucial du regard des autres. Un regard auquel ils ont affaire, auquel ils ne peuvent échapper. Si certains disent – un peu vite – qu'ils n'en ont pas grand-chose à faire, d'autres reconnaissent plus volontiers que ce regard les contraint… Matthis avoue qu'il s'en méfie, il dit accepter sa part de féminité, mais s'arrange pour ne pas l'afficher, il a même fait du sport pour compenser ses airs attribués conventionnellement à l'autre sexe. Agathe, elle, s'en est affranchie, sauf si c'est le regard de ses parents, le but de leur plaire à tout prix la poursuivant depuis son enfance. Arthur, qui s'annonce gay, dit avoir moins de mal à s'abstraire du regard des autres, seule la pression qu'il ressent à avoir un ventre plat lui pèse, lui qui rêve d'un petit bide…

© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Dès lors, la parole s'esquive, comme dans un fondu-enchaîné cinématographique sublimé par la force onirique du ralenti, pour laisser la première place au langage des corps. Bien que présente auparavant, l'expression des silhouettes tordues et disloquées sous l'effet des souffrances rentrées va désormais prendre le pas (de danse) sur les mots dits et/ou non-dits. De très beaux tableaux vivants en résulteront, projetant jusqu'à nous ces corps et ces visages déformés sous l'emprise des assignations en tous genres. Le corps sait là où les mots viennent à manquer. Le jeu des lumières, éclairant de leurs couleurs changeantes les visages et les corps, ajoutera sa touche pour extraire de leurs zones d'ombres les mal-être lovés en eux et les donner à voir dans les lumières vives d'un jour recomposé.

Et lorsque la parole arrivera à nouveau à trouer ces chorégraphies endiablées, ce sera pour confier sereinement les insultes d'antan… Arthur se faisant traiter au collège de petite tapette, puis de gros PD. Agathe, elle, de crevette prête à se casser en deux. Ou encore Elisabeth contrainte de ravaler en silence, dans le bus qui la menait au collège, les mots chuchotés à l'oreille d'un autre par un garçon qui lui plaisait : "Elle a une tête de singe…".

© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Viendra le temps de la musique qui s'enfle, avec sa force subversive déferlant sur le plateau. Elle balaie comme une tornade toutes les assignations de genres et autres, les préjugés crasses, les vexations racistes, pour transmettre aux participants (mais aussi à nous, invités clandestins) une formidable énergie. Les accents répétitifs et à haute intensité de la techno, la transe qui les accompagne, agissent comme substances libératrices. Un exorcisme collectif libérant en eux le plaisir palpable d'être ce qu'ils sont, émancipés des places désignées par d'autres qu'eux, annihilant les jugements qui les fixaient à un endroit qu'aucun n'avait choisi.

Les chorégraphies s'emballent, les fumerolles envahissent le plateau pour le transformer en aire festive. Quant aux lumières stéréoscopiques, elles ajoutent à la liesse contagieuse gagnant la salle. Une fête des sens… redonnant du sens à ce que vivre veut dire, débarrassé de l'emprise des préjugés. Une renaissance enthousiaste, conquise grâce à la bienveillance du groupe et de leur metteur en scène, organisateur de cette épiphanie à célébrer ensemble tant ces corps en liesse, ces corps "dé-liés", sont porteurs de vie.
◙ Yves Kafka

Vu le dimanche 14 juillet 2024 aux Hivernales - CDCN d'Avignon.

"Tendre Carcasse"

© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Création 2023.
CieF - Arthur Perole.
Conception et mise en scène : Arthur Perole.
Chorégraphie en collaboration avec les interprètes : Arthur Bateau, Matthis Laine Silas, Élisabeth Merle, Agathe Saurel.
Collaboration artistique : Alexandre Da Silva.
Création lumières : Anthony Merlaud.
Création sonore : Benoît Martin.
Création musicale et régie son : Benoît Martin.
Création costumes : Camille Penager.
Régie générale, lumières : Nicolas Galland.
Tout public à partir de 13 ans.
Production Compgnie F.
Durée : 50 minutes.

•Avignon Off 2024•
A été représenté du 6 au 16 juillet 2024.
Tous les jours à 17 h. Relâche le 11.
Hivernales - CDCN, 18, rue Guillaume Puy, Avignon.
>> hivernales-avignon.com

© Nina-Flore Hernandez.
© Nina-Flore Hernandez.
Tournée
8 au 10 octobre 2024 : Châteauvallon - scène nationale, Toulon (83).
21 janvier 2025 : Scène 55, Mougins (06).
7 au 9 mars 2025 : Chaillot - Théâtre Nationale de Danse, Paris.
Mars 2025 : Festival le Grand Bain - Le Gymnase CDCN, Roubaix (59).
14 et 15 mai : Point communs - Scène nationale, Cergy (95).

Yves Kafka
Mardi 30 Juillet 2024

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•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
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© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
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© Philippe Hanula.
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Gil Chauveau
26/03/2024