La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2024

•In 2024• "Terminal (L'État du Monde)" Quand tout est fini… tout recommence, une histoire encore et toujours à inventer

Shéhérazade, la conteuse des "Mille et Une Nuits", échappa, dit-on, à la mort promise grâce à son pouvoir fabuleux (!) de raconter des histoires si palpitantes que le sultan des Indes, voulant connaître la suite, renonça à son projet de l'occire… Et si, dans ce monde de début du troisième millénaire, le nôtre, croulant sous les signes d'une mort annoncée de la planète bleue, notre capacité à nous raconter encore et encore des histoires, nous sauvait nous aussi de l'extinction programmée ? Quand le réel est sombre comme une nuit noire, l'imaginaire ne peut-il l'éclairer, le remodeler selon des désirs plus "aimables" ?



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Telle est la question… posée en filigrane par la proposition poétique et théâtrale d'Inês Barahona et Miguel Barahona, deux utopistes engagés dans les arts "vivants"… Dans la cour au pouvoir magnétique du Cloître des Célestins sur laquelle veillent deux platanes séculaires, des racines géantes ont pris possession des lieux, enserrant de leurs excroissances vigoureuses un piano branlant et quelques sièges survivant au Théâtre national de Sao Joao de Porto. Un paysage de fin du monde, un peu comme celui entourant la centrale nucléaire de Tchernobyl quand les zones irradiées se sont mises à produire une nature et une faune monstrueuses.

Sous des lumières savamment (dé)composées, les six personnages (quatre acteurs et deux musiciens), en quête d'une humanité qui se dérobe sous leurs pas, vont seuls ou en chœur (beaux tableaux d'eux groupés, leurs chants incantatoires s'élevant dans la nuit avignonnaise) raconter le monde d'avant, ce monde perdu d'où ils viennent… Une ville, Era, au nom prophétique, où un fleuve obstiné n'avait de cesse de vouloir échapper à la loi des hommes, construisant des digues pour le dompter, en pure perte. Et puis cette odeur pestilentielle de cadavres charriés, de mort régnante. Seul un boa constricteur survécut à la catastrophe annoncée, il avala l'enfant, un être hybride entre l'homme et le boa en naquit…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Une histoire étrange, métaphorique, une sorte de mythe à multiples entrées cristallisant le rêve éveillé dont les peuples sont friands pour se raconter des histoires, sur eux et leur existence. Sinon, comment expliquer le succès du plus grand récit qui soit, la Bible, forte de deux versions qui s'enchainent ?

Trouver une échappatoire au désastre, une porte de sortie vers un ailleurs plus aimable… Naufragés de l'arche perdue, vagabonds terriens, ils atterrissent dans ce lieu de la représentation, où, devant nous, ils vont explorer dans un voyage immobile les issues de secours, le monde des possibles… Étrange communauté que la leur…

Un homme-valise transportant sa maison avec lui et les valeurs mercantiles qui s'y sont précieusement déposées. Une femme éperdument nostalgique de la vie d'avant, celle où le temps passait dans une répétition cyclique aussi immuable que la succession des saisons, un monde mettant à l'abri de tout stress aventureux. Une femme sans racine, affichant elle fièrement son indépendance, son regard critique sur les agissements de l'homme-valise. Et ce miraculé ayant traversé les immenses champs de bataille, les animaux guerriers, les plantes géantes aux odeurs fétides, les grizzlis terrifiants, les écureuils tueurs, bref la guerre généralisée, et ayant pu échapper au général qui faisait la chasse aux étrangers, leur cousant la bouche pour les réduire au silence.

Seul l'instinct animal déposé en l'homme depuis les temps farouches pourra le sauver d'un présent sans avenir. Inventer le futur pour donner un sens au présent dystopique… En chœur, leurs voix chantées s'élèvent comme des incantations douces : "Nous sommes de la graine des révoltés. Tout faire sauter pour inventer notre futur". Ouvrir les portes donnant sur les trous du temps… L'homme-valise, en marchand d'illusions, dira avoir vu un monde paradisiaque, sans souffrances, sans heurts, sans pauvreté. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, calme et volupté. Le climat est contrôlé à distance par d'énormes centrales, et tout est vert… La femme sans racines confiera, elle, avoir reconnu la voix de sa grand-mère, nichée dans les fruits, les légumes. La terre ne nourrira personne avant que l'on la nourrisse… Des enfants rencontrés rapporteront les autoroutes désertes, les terres calcinées, le silence de mort recouvrant les étendues vides de toute vie, si c'est ça l'avenir…

Alors quelle issue pour cette communauté composite retranchée ici face à nous ? Faisant corps les uns avec les autres, dans une nouvelle cohésion porteuse d'espoir, ils… Mais ceci est une autre histoire, une autre histoire à raconter, car, si le théâtre ne peut pas sauver le monde, "se raconter des histoires" c'est débrider l'imaginaire, le laisser libre d'inventer d'autres voies conduisant sur d'autres rives. Une fable, l'une encore dira-t-on, riche en métaphores nichées dans ses plis. Une histoire permettant de reculer les limites du réel pour inventer – comme on invente un trésor – un "à-venir" enviable.
◙ Yves Kafka

Vu le dimanche 21 juillet 2024 au Cloître Saint-Louis à Avignon.

"Terminal (L'État du Monde)"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Portugal - Création 2024
Spectacle en Portugais surtitré en français et anglais.
Mise en scène : Miguel Fragata.
Assistante à la mise en scène : Beatriz Brito.
Avec : Anabela Almeida, Vasco Barroso, Miguel Fragata, Carla Galvão et Manuela Azevedo, Hélder Gonçalves (musiciens).
Scénographie : Eric da Costa.
Musique : Hélder Gonçalves.
Lumière : Rui Monteiro.
Costumes : José António Tenente.
Aide au mouvement : Victor Hugo Pontes.
Construction des décors : Eric da Costa, Paula Hespanha, João Salgado, José Pedro Sousa.
Régie générale : Nuno Figueira, Luís Ribeiro.
Régie son : Nelson Carvalho, Tiago Correia.
Traduction pour le surtitrage : Madalena Caramona (anglais), Thomas Resendes (français).
Durée : 1 h 30.

•Avignon In 2024•
A été joué du 15 au 21 juillet 2024.
Représenté à 22 h.
Cloître Saint-Louis, Avignon.
>> festival-avignon.com

Tournée
5 octobre 2024 : Milhas, Fábrica Ideias (avec le Teatro Nacional D. Maria II de Lisbonne), Ílhavo (Portugal).
Du 24 au 27 octobre 2024 : Teatro Nacional São João, Porto (Portugal).
15 novembre 2024 : Acert, Tondela (Portugal).
Du 20 au 23 novembre 2024 : Théâtre du Point du Jour, Lyon 5e.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Mercredi 24 Juillet 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024