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Avignon 2024

•In 2024• "Forever" (Immersion dans "Café Müller" de Pina Bausch) Archéologie d'une chorégraphie mythique

Vous en reprendrez bien un, Café ? Comme une photographie détachée d'un album de famille, au seul nom de "Café Müller" la mémoire se met à vibrer, libérant des notes hors d'âge… Cette pièce de Pina Bausch, créée en 1978 sur une musique ensorceleuse d'Henry Purcell, cristallise "pour toujours" l'essence d'une nouvelle chorégraphie contemporaine où danse et théâtre fusionnent jusqu'à s'y confondre. Remise sur l'avant-scène par Boris Charmatz, artiste complice de cette 78ᵉ édition, et interprétée par les danseuses et danseurs du mythique Tanztheater Wuppertal, elle prend ici la forme d'une installation chorégraphique de sept heures, sans début ni fin.



© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Les spectateurs, invités à choisir deux capsules de quarante-cinq minutes s'enchaînant ressentent d'emblée une étrange sensation. Comme si le temps soudainement s'était arrêté… Devant eux, un parterre de chaises et de tables que des êtres évanescents vont parcourir en tous sens au rythme des pulsions qui les traversent… Entre deux capsules qui consacrent la répétition du même, des interludes où chaque danseur tour à tour confiera son rapport personnel à Pina Bausch. Autant de confidences qui, au-delà des anecdotes sensibles, font revivre tant les exigences que l'humanité de cette grande dame.

"Reproduire ce qu'on a vu… courir vers le mur… s'y jeter… aller l'un vers l'autre… se sentir…", ainsi un danseur évoque-t-il en voix off l'enseignement reçu tout en répétant inlassablement ses mouvements… Une danseuse confie à quel point elle était impressionnée par Pina et comment, grâce à elle, elle a pu dépasser sa retenue… Un danseur, dans une course effrénée, envoie valdinguer une série de chaises avant de rappeler la figure mythologique sauvage à laquelle, sous l'impulsion de Pina, il s'est identifié… Autant de témoignages in situ, peuplant les interludes en rendant hommage à la fondatrice du Tanztheater Wuppertal.

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Autant aussi de zooms arrière que ces interludes imaginés par Boris Charmatz, "l'héritier"… Pina Bausch demandait effectivement beaucoup (certains auraient dit beaucoup trop…) à ses danseurs et danseuses qui non seulement devaient maîtriser leur technique "sur les bouts des doigts" mais encore être capables (et cela est d'une tout autre nature) de se donner en allant chercher au plus profond d'eux-mêmes leurs intimes ressources dans une abnégation totale. Cette générosité qui exigeait le don d'eux-mêmes, elle la leur rendait au travers de l'attention de tous les instants qu'elle leur portait pour obtenir que l'humain parle, débarrassé des fards de la représentation, fût-elle chorégraphique. Ce désir d'atteindre l'essence de ce que chacun est n'était pas absent de la fascination qu'elle exerçait : un désir de libération, même si le prix à payer est toujours celui d'un douloureux renoncement aux enveloppes protectrices.

Et ces créations ressassent en boucle ce processus de quête de soi qui passe par la rudesse d'affrontements violents. Jamais peut-être autant que pour Pina Bausch (elle qui, paradoxe, née en 1940 dans l'Allemagne nazie ne faisait jamais état de son enfance), l'existence n'aura autant façonné la réalisation. Car que dit-elle d'autre, au travers de ces chorégraphies, que ce ressassement du sens sans cesse à réinventer dans une répétition ouverte au surgissement du même (qui diffère de l'identique à la fixité inamovible) pour signifier la marge de liberté qu'il revient à chacun de risquer encore et encore ?

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Par ces coups de boutoir adressés au réel qui résiste, Pina Bausch fait vaciller les certitudes de toute "imagerie" qui lisserait les relations hommes femmes en n'en donnant à voir qu'une traduction fade, édulcorée, lénifiante. Tout au contraire, les univers qu'elle crée ne peuvent être épuisés par aucune approche préfabriquée, car ils échappent à tout discours construit pour se mettre délibérément du côté de "l'intranquillité" ouvrant au frisson de la liberté, lié à la découverte d'un sens qui se refuse. Là est sans doute, au-delà de sa disparition, le secret de la fascination qu'elle exerce, tant sur ses danseurs que sur les spectateurs gagnés, eux aussi, par l'ivresse insondable des perspectives offertes par le vertige qui les gagne.

Devant les spectateurs d'Avignon 2024, comme hypnotisés de voir renaître en plein jour "Café Müller" créé il y aura bientôt cinquante ans à l'Opernhaus de Wuppertal, une femme, comme somnambule, fait son entrée les bras tendus devant elle. Elle semble glisser entre les chaises et tables, embarrassant l'espace. Deux autres figures féminines encore, et à leur suite, un homme faisant irruption pour dégager le mobilier faisant obstacle. Dans ses mouvements précipités se lit la hantise qu'elles s'y cognent. La musique de Purcell ajoute à la scène ses effets incantatoires…

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Mais de qui sont-ils "les représentants" ces écueils où l'apparition échoue, terrorisée, vacillante, jusqu'à ce qu'elle trouve un refuge passager dans les bras d'un homme. Sont-ce les éclats du passé de la chorégraphe, alors petite fille, trouvant refuge sous l'une des tables du café tenu par ses parents pour échapper aux bombardements… ou ceux du regard des clients, ou encore du sien, regard, qui découvrait les scènes de l'amour et de la haine pouvant heurter l'enfant qu'elle était ? Le sait-elle elle-même ? Cela n'a que peu d'importance. Ce qui compte, c'est l'impact émotionnel créé par la force tragique de ce corps en déséquilibre constant qui, pris dans la tourmente, n'arrête pas de vouloir avancer vers un horizon qui se dérobe perpétuellement, car il sait ce corps en souffrance qu'il n'y a pas d'autre choix. Sinon, l'absence de mouvement, et son autre nom, la mort.

Se déplacer à tâtons, tâter le corps vivant de l'autre, éprouver le contact rude du mobilier qui empêche, se mouvoir à petits pas tressautés ou à grandes enjambées, se fracasser sur les murs ou encore se suspendre au cou d'un potentiel amant pour rechercher le contact charnel d'une peau vivante. Se mouvoir équivaut alors à s'émouvoir avec une telle intensité, une telle rage, que nous sommes à notre tour "touchés", nous spectateurs, tant dans notre corps que dans notre âme, par les fragments acérés de ce remue-ménage dont nous sommes les témoins privilégiés.

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Touchés nous le sommes par ces corps qui n'arrêtent pas de "se découvrir" l'un l'autre, de se prendre et déprendre, d'être épris et dépris, dans des gestes mécaniques répétés autant qu'interrompus à l'infini, comme si les corps étaient "désaffectés" mais qu'il resterait en eux, inscrits dans leurs plis, les marques mnésiques, les affects sensibles, d'un paradis perdu. Arabesques du désir que dessinent ces corps en mouvement dans un corps à corps parfois lent, parfois accéléré, mouvements parcourus par les pleins et les déliés du désir amoureux, attractions et rejets se répétant à l'envi jusqu'à l'épuisement final.

Fascination exercée par ces hommes et femmes, assis le regard vide autour d'une table l'instant d'avant (on pense à la peinture métaphysique d'Edward Hopper), et l'instant d'après, se jetant à corps perdu dans une quête éperdue. Êtres épris d'un besoin d'aimer et d'être aimé chevillé au corps, dont les tentatives rejouées à l'envi sont destinées à se briser sur le mur d'un réel qui résiste. Cette faille à jamais espérée, ouvrant l'espace du désir, nous ravit à nous-mêmes. Nous en sommes d'autant plus émus que nous croyons parfois reconnaître notre reflet, à peine flouté, dans le miroir tendu par cet hypnotique rêve éveillé offert en ce juillet d'Avignon 2024 par Boris Charmatz et ses danseurs, passeurs ô combien éclairés d'une chorégraphie mythique.
◙ Yves Kafka

Vu le jeudi 18 juillet 2024 à La Fabrica d'Avignon.

"Forever, (Immersion dans "Café Müller de Pina Bausch"

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
France – Allemagne. Création 2024.
"Forever" comprend des représentations de "Café Müller", pièce de Pina Bausch (1978), dont la durée est d'environ 45 minutes.
Conception : Boris Charmatz.
Avec l'Ensemble du Tanztheater Wuppertal, les invitées et invités* : Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli, Boris Charmatz, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Letizia Galloni, Scott Jennings*, Lucieny Kaabral, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Milan Nowoitnick Kampfer, Nazareth Panadero*, Héléna Pikon*, Jean Laurent Sasportes*, Azusa Seyama-Prioville, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Frank Willens, Tsai-Chin Yu.
Collaboration artistique : Magali Caillet Gajan.
Lumière : Yves Godin.
Vestiaire de travail : Florence Samain.
Direction des répétitions de Café Müller : Barbara Kaufmann, Héléna Pikon.
Durée : 2 h.

•Avignon In 2024•
Du 14 au 21 juillet 2024.
Représenté à 13 h, 15 h, 16 h 45 et 18 h.
La FabricA, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14, tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Yves Kafka
Dimanche 21 Juillet 2024

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Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
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Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
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© Betül Balkan.
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