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Avignon 2024

•Off 2024• "Le papier peint jaune" Une femme sous influence…

Troublant ce sentiment déclenché in vivo par cette saisissante mise en scène et interprétation à l'unisson du roman éponyme de Charlotte Perkins Gilman… Un choc émotif renvoyant de manière fulgurante à deux monuments du cinéma et de la littérature… "Une chambre à soi" (1929) de Virginia Woolf où la romancière disséquait l'empêchement des femmes, privées de lieu à elles, privées de création. "Une femme sous influence" (1974) de John Cassavetes où l'héroïne, captive du rôle de mère exemplaire et de bonne épouse, luttait jusqu'à en perdre la raison pour se sortir des rets d'un entourage asphyxiant. Une problématique hautement toxique appartenant à un passé révolu… ou résistante au temps qui passe comme la trace d'une vérole machiste ?



© Luca Lomazzi.
© Luca Lomazzi.
Ce fut comme une apparition nimbée d'une douce musique (de chambre)… Celle d'une longue dame blanche, impeccable dans sa vêture immaculée, accrochant au coin de ses lèvres un sourire angélique. Sourire factice que l'on devinera vite construit de toutes pièces par la loi des hommes qui l'enserrent dans leur condescendance. Derrière elle, un pan de tapisserie où des motifs confus s'entrelacent. Face à nous, figée dans une attitude de haute couture, sa robe étrangement ne fait qu'une avec le drap du lit qui la retient "attachée", captive des murs de cette chambre.

Dans ce manoir colonial à l'écart, loué le temps d'un repos forcé prescrit par son époux médecin, appuyé dans le diagnostic posé de dépression post-partum par son propre frère médecin, "elle" s'apprête à saisir l'occasion de notre présence pour dérouler le récit d'une existence lui échappant… Sa parole épouse le ton des convenances apprises. Aucune révolte, jugée par avance indécente, ne pointe. Seulement un désaccord est-il formulé avec respect, celui de l'opposition à écrire que l'autorité des hommes lui impose "pour son bien", évidemment. Tant qu'elle sera dans cet état dépressif, il est exclu qu'elle se laisse aller à coucher sur le papier les affres qui la travaillent. De même son cher mari, refuse-t-il catégoriquement qu'elle lui parle de son mal. De la maison et du beau jardin, oui, elle le peut.

© Luca Lomazzi.
© Luca Lomazzi.
Dans ce huis clos policé, très vite se glissent par effraction des éléments disruptifs perturbant la chaîne parlée et résonnant comme des lanceurs d'alerte du vacillement de la raison mise à mal par l'enfermement. Ainsi de l'inquiétante étrangeté qu'elle dit suinter des murs de cette chambre. Mais elle n'en parlera surtout pas à son époux, aimant et attentionné, ayant choisi pour elle ce manoir afin qu'elle puisse "prendre l'air"…

Pourtant, que penser de ce papier peint arraché à plusieurs endroits, comme si une bande de garçons rageurs (la chambre servait autrefois de nursery) n'en finissait pas de sévir ? Et que dire des motifs flamboyants et tentaculaires de la tapisserie, sans évoquer sa couleur jaune sale qui l'asphyxie littéralement ?

La scénographie des plus "parlantes" dévoile plastiquement les mécanismes de l'aliénation (être possédé suite à une dépossession de soi, être entravé par des liens invisibles) au travers notamment de la longue robe de l'actrice ne faisant plus qu'une avec la literie où elle est arrimée. Plus tard, on la verra faire littéralement corps avec le papier peint, se fondant dans ses motifs qu'elle escaladera comme une échelle de secours.

© Luca Lomazzi.
© Luca Lomazzi.
Les confidences de cette mère privée de son bébé confié à une nourrice résonnent d'autant plus fort qu'on lui interdit strictement de parler de ses frustrations réelles, y compris des angoisses générées par ce papier peint vécu comme une menace permanente. Pour seul apaisement, elle aura droit à être prise dans les bras de son époux, docteur ès-sciences, comme on le ferait pour un enfant qu'on voudrait consoler d'un vilain cauchemar ; et en guise de douceurs, elle bénéficiera de quelques mots gentils qu'on lui donnera à sucer… Et puis, des fenêtres de sa chambre, ne jouit-elle pas d'une belle vue ?

Cependant, le papier peint impose sa présence, de plus en plus obsédante. "Il" la regarde constamment, l'épie. Tenter de l'apprivoiser coûte que coûte… Heureusement que son mari bienveillant veille sur elle, car s'il lui refuse catégoriquement d'aborder le sujet de ses angoisses, il la comble de foie de morue et viande rouge pour qu'elle reprenne des forces… Malheureusement, les motifs du papier n'en ont que faire et bourgeonnent comme des champignons pourris. Quant à l'odeur qu'ils dégagent, elle est irrespirable… Et puis cette femme hallucinée qui sort au grand jour… En faire une alliée avant qu'il ne soit trop tard, car demain elle et son mari rentrent par bateau… Hissée tout en haut du mur de la chambre close, enfermée au propre comme au figuré, les yeux hagards, elle joue là sa dernière carte…

© Luca Lomazzi.
© Luca Lomazzi.
Récit fantastique (on pense immanquablement au "Horla" de Guy de Maupassant) incarné fabuleusement par Laetitia Poulalion – à qui l'on doit la saisissante mise en jeu partagée avec Mathilde Levesque – d'un cas de folie hystérique. Une folie ici entièrement construite par les hommes de son entourage, renvoyant à "L'effort pour rendre l'autre fou" (1959) d'Harold Searles, psychiatre et psychanalyste américain : "Rendre l'autre fou est dans le pouvoir de chacun : qu'il ne puisse pas exister pour son compte, penser, sentir, désirer en se souvenant de lui-même et de ce qui lui revient en propre".

Un moment théâtral d'une grande intensité dramatique – dans tous les sens du terme – s'inscrivant dans le droit fil de l'extraordinaire épopée de la condition féminine… victime du machisme ordinaire.

Vu le dimanche 30 juin au théâtre Transversal d'Avignon.

"Le papier peint jaune"

© Luca Lomazzi.
© Luca Lomazzi.
Texte : Charlotte Perkins Gilman.
Traduction : Marine Boutroue et Florian Targa.
Mise en scène : Lætitia Poulalion et Mathilde Levesque.
Avec : Lætitia Poulalion.
Scénographie : Sandrine Lamblin.
Création sonore : Émilie Tramier.
Musiques : Alexandre Saada.
Guitare : Martial Bort.
Lumières : Richard Arselin.
Travail corporel : Leïla Gaudin.
Costumes : Mariannick Poulhes.
Compagnie La Patineuse.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 10.

•Avignon Off 2024•
Du 29 juin au 21 juillet 2024.
Tous les jours à 14 h 30. Relâche le mardi.
Théâtre Transversal, Salle 1, 10-12, rue d'Amphoux, Avignon.
Réservations : 04 90 86 17 12.
>> theatretransversal.com

Yves Kafka
Jeudi 4 Juillet 2024

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•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
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En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
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© Betül Balkan.
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On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

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© Philippe Hanula.
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Gil Chauveau
26/03/2024