La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•Off 2019• Les Emigrés Voyage au bout de soi

Deux matelas installés bout à bout sur des palettes de bois, une corde à linge surplombant une table à repasser boiteuse, un réservoir d'eau alimenté de manière intermittente, meublent la cave de ces deux exilés contraints de cohabiter là, dans cet espace sans fenêtre sur cour. Alors que cette nuit de réveillon, les voisins du dessus feront péter les bouchons de champagne, entre ce duo de déracinés que tout oppose et qui pourtant constitue une seule entité indivisible, un huis clos cruel va se jouer.



© Pascal Gely.
© Pascal Gely.
Dans ce cadre confiné, sans ouverture sur le monde, l'ouvrier des travaux publics aux mains calleuses, raconte son jour de repos… À la gare centrale, sur les quais, sont apparus des chariots où de chaudes couvertures en laine attendaient d'être chargées dans les wagons-lits, puis une magnifique actrice se penchant par la fenêtre de l'un des wagons… et l'instant d'après il la prenait dans les toilettes. Halluciner la chaleur et le sexe, quand on grelotte et souffre du manque de rapports, tel semble être son viatique pour compenser les frustrations.

Sans aucun égard pour la quête d'une existence inventée de toutes pièces, le second homme, qui lui trouve dans la lecture addictive son "évasion", démonte implacablement la fable du premier. Pour enfoncer le clou, il ramène à la réalité son compère d'infortune en lui faisant observer que, la boîte de conserve qu'il s'apprête à dévorer, c'est de la nourriture pour chiens, et qu'à ses conserves à lui, il n'aura pas accès, pour "raison didactique", dit-il.

© Pascal Gely.
© Pascal Gely.
Confrontation de deux univers opposés condamnés au partage "coûte que coûte" d'un espace réduit à quelques mètres carrés, la violence des échanges en milieu ordinaire est tout de suite palpable. Alors que l'un disserte allègrement sur l'essence des problèmes existentiels, l'autre focalise son énergie sur la disparition des mouches tant l'absence du vrombissement obsédant des ailes de ces petits insectes lui rappelle le manque du pays.

La machine à écrire de l'un (rédige-t-il un roman ?), la peluche de l'autre (quel trésor dissimule-t-elle dans son ventre ?) cristallisent leur rapport au monde et leurs aspirations les reliant chacun à un désir d'être sans lequel rien ne pourrait plus tenir. Et au fil de ce voyage au bout de la nuit d'un passage rituel où, de coutume, l'illusoire changement tient à l'éphéméride calendaire, le drame immobile va évoluer vers un dévoilement.

Au-delà de leur rude opposition, le contexte festif les invite à partager une bouteille. La désinhibition liée à l'alcool opère, les amenant l'un et l'autre à lâcher cruellement les amarres auxquelles ils s'accrochaient comme des naufragés à une bouée de sauvetage. Le manuel s'avouera qu'il travaille comme un chien, sans plaisir aucun, et que les vibrations du marteau piqueur détruisent son corps, et tout ça pour quoi ? Un rêve de retour au pays pour, avec l'argent gagné ici, construire là-bas une maison en pierres ? Sa femme, l'attend-elle toujours ?

© Pascal Gely.
© Pascal Gely.
Quant à l'intellectuel, victime de la dictature, qui nourrissait le projet d'écrire en terre libre un essai sur l'esclavage - c'était donc ça son projet d'exil ? - en observant en entomologiste le comportement asservi de son compagnon d'infortune dont il voulait "faire un homme", il se rend compte que, de procrastination en atermoiement, ses pages restent des ébauches. Constat amer de ces deux anciens candidats à l'exil volontaire qui, au lieu de les rapprocher, va les déchirer tant leur corps se doit d'exfiltrer la violence que leur situation d'émigré génère.

Ce déchirement passe par la destruction de ce à quoi ils "tenaient", les ébauches d'écriture pour l'un, les billets gagnés pour l'autre. Leur rage est telle qu'ils s'en prennent au sens de ce qui jusque-là motivait leur exil, se condamnant, eux frères ennemis, au terrible constat que désormais leur existence ne peut se passer de celle de l'autre.

Huis clos sombre qui "éclaire" sous un jour nouveau les enjeux vécus de l'émigration. Aucun pathos mais tout au contraire une formidable énergie - fût-elle destructrice - au service, in fine, d'un dur désir de durer contre mauvaise fortune. Le texte, la mise en jeu et l'interprétation sont remarquables de pertinence percutante. Un choc dans le paysage des voyages sans retour.

"Les Émigrés"

© Pascal Gely.
© Pascal Gely.
Texte : Slawomir Mrozek.
Traducteur : Gabriel Meretik.
Mise en scène : Imer Kutllovci.
Assistant à la mise en scène : Ridvan Mjaku.
Avec : Mirza Halilovic et Grigori Manoukov.
Lumière et son : Philippe Sazerat.
Durée : 1 h 30.
Compagnie de l'Étoile.

•Avignon Off 2019•
Du 6 au 26 juillet 2019.
Tous les jours à 21 h 15, relâche le vendredi sauf le 26.
Théâtre La Reine Blanche
16 rue de la Grande Fusterie.
Réservations : 04 90 85 38 17.
>> reineblanche.com

Du 3 au 29 septembre 2019 : Théâtre les Déchargeurs, Paris 1er.

Yves Kafka
Dimanche 21 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"Bienvenue Ailleurs" Faire sécession avec un monde à l'agonie pour tenter d'imaginer de nouveaux possibles

Sara a 16 ans… Une adolescente sur une planète bleue peuplée d’une humanité dont la grande majorité est sourde à entendre l’agonie annoncée, voire amorcée diront les plus lucides. Une ado sur le chemin de la prise de conscience et de la mutation, du passage du conflit générationnel… à l'écologie radicale. Aurélie Namur nous parle, dans "Bienvenue ailleurs", de rupture, de renversement, d'une jeunesse qui ne veut pas s'émanciper, mais rompre radicalement avec notre monde usé et dépassé… Le nouvel espoir d'une jeunesse inspirée ?

© PKL.
Sara a donc 16 ans lorsqu'elle découvre les images des incendies apocalyptiques qui embrasent l'Australie en 2020 (dont l'île Kangourou) qui blessent, brûlent, tuent kangourous et koalas. Images traumatiques qui vont déclencher les premiers regards critiques, les premières révoltes générées par les crimes humains sur l'environnement, sans évocation pour elle d'échelle de gravité, cela allant du rejet de solvant dans les rivières par Pimkie, de la pêche destructrice des bébés thons en passant de l'usage de terres rares (et les conséquences de leur extraction) dans les calculettes, les smartphones et bien d'autres actes criminels contre la planète et ses habitants non-humains.

Puisant ici son sujet dans les questionnements et problèmes écologiques actuels ou récurrents depuis de nombreuses années, Aurélie Namur explore le parcours de la révolte légitime d’une adolescente, dont les constats et leur expression suggèrent une violence sous-jacente réelle, puissante, et une cruelle lucidité, toutes deux fondées sur une rupture avec la société qui s'obstine à ne pas réagir de manière réellement efficace face au réchauffement climatique, à l'usure inconsidérée – et exclusivement humaine – de la planète, à la perte de confiance dans les hommes politiques, etc.

Composée de trois fragments ("Revoir les kangourous", "Dézinguée" et "Qui la connaît, cette vie qu'on mène ?") et d'un interlude** – permettant à la jeunesse de prendre corps "dansant" –, la pièce d'Aurélie Namur s'articule autour d'une trajectoire singulière, celle d'une jeune fille, quittant le foyer familial pour, petit à petit, s'orienter vers l'écologie radicale, et de son absence sur le plateau, le récit étant porté par Camila, sa mère, puis par Aimé, son amour, et, enfin, par Pauline, son amie. Venant compléter ce trio narrateur, le musicien Sergio Perera et sa narration instrumentale.

Gil Chauveau
10/12/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024