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Avignon 2024

•Off 2024• Une bouleversante et cinglante adaptation de la nouvelle de Stefan Zweig : "La contrainte"

Il est des spectacles qui, dès l'ouverture, vous plongent dans une fascination intense. Ce sont de ces spectacles où ce qui se déroule au plateau, ce qui se passe, ce qui se joue, absorbe totalement la conscience du spectateur et provoque une concentration profonde presque malgré lui. Soudain et de façon très énergique, l'action qui se déroule sous nos yeux mobilise toute notre attention, comme si la scène à laquelle on assiste avait lieu dans la vie réelle.



© Jef Le Maout.
© Jef Le Maout.
Pourtant, c'est bien une fiction dont il s'agit. Une adaptation d'une nouvelle que Stefan Zweig écrivit après la Première Guerre mondiale : "Der Zwang". Comme souvent, l'auteur autrichien jette son regard sur la psyché humaine, particulièrement sur les phénomènes psychologiques étranges qui font faire des choix étranges à certains humains dans certaines situations. Ainsi, dans "La Contrainte", le personnage central se trouve confronté à une situation qui va le contraindre à faire un choix surprenant, illogique, et surtout autodestructeur.

Paraît-il que l'instinct de survie pousse tous les êtres à toutes les extrémités lorsqu'il s'agit de sauver sa peau, mais, ici, il s'agit d'une réaction beaucoup moins animale, beaucoup plus complexe, beaucoup plus intéressante et intime qui va semer le conflit dans un couple, Tom, peintre et Anna.

Un couple en exil dans un pays d'accueil, un pays en paix, loin des fracas d'un monde qu'ils ont fui quelques années plus tôt. Un couple pacifiste, engagé dans la lutte contre les guerres depuis des années. Voici qu'un jour, une lettre arrive. Elle provient de l'administration de leur pays d'origine. Il s'agit d'une convocation pour examiner l'aptitude militaire de Tom alors que s'annonce l'approche d'une nouvelle guerre.

© Jef Le Maout.
© Jef Le Maout.
La logique voudrait qu'il se désintéresse de cette convocation, qu'il s'en moque même et qu'il refuse de répondre à cet enrôlement ; et que tous deux continuent à vivre leur amour sincère dans leur maison au bord d'un lac, entre harmonie, création et exposition de ses œuvres. C'est alors que quelque chose naît en lui. Un malaise, au départ, une impression étrange, une peur qui lui fait considérer la lettre avec effroi au point qu'il ne l'ouvre même pas, qu'il la planque au lieu de la brûler. Tout se dérègle, alors. Et ce quelque chose grignote peu à peu toute son âme.

Une tentation. La tentation de se soumettre à cet ordre. L'idée taraudante qu'il doit se rendre dans son pays d'origine et passer cet examen malgré le risque qu'il débouche sur sa mobilisation. Et puis l'impression que sa place est là-bas. Pourquoi ? Pour des raisons de nationalité ? Par peur d'être pris pour un lâche, un traître ? Par esprit de soumission à ces machines implacables que sont les administrations ?

Ce conflit de conscience, qui ne fait que grandir tout au long du spectacle, fait craindre pour le personnage, la folie, la mort peut-être, une mort vers laquelle il veut aller et aussi un déni de ses propres convictions que cette méchante graine, ce petit quelque chose qui pousse en lui, le force à faire. Comme si quelque chose en lui le forçait à obéir contre toute logique, contre ses propres intérêts, contre son instinct de survie même. Un conflit de conscience magnifiquement représenté sur scène par l'opposition entre les deux personnages, Anna et Tom, qui pose tragiquement et poétiquement le problème du libre-arbitre.

© Jef Le Maout.
© Jef Le Maout.
Pour donner vie et matière scénique à ce conflit de conscience intérieur, Anne-Marie Storme (mise en scène) ajoute un troisième personnage au plateau. Comédienne et surtout musicienne, Stéphanie Chamot crée et joue sur scène une partition rock-punk efficace et judicieuse qui entre en dialogue avec le personnage de Tom. Elle interprète également plusieurs personnages de l'appareil bureaucratique, avec une présence hiératique très réussie. La musique et le chant sont ici d'une influence déterminante sur l'atmosphère des scènes.

Anna, interprétée par Anne Conti, dont la présence impliquée et lumineuse irradie toute la scène, est celle qui va s'opposer par tous les moyens possibles au désir d'obéissance qui gangrène de plus en plus son homme, son amour. Un homme qui, par sa décision, menace de détruire toute sa vie. Tom est incarné par Cédric Duhem. Il crée avec une grande crédibilité un personnage en proie au doute, torturé de l'intérieur, comme si son âme était faite de papier que la moindre idée violente peut déchirer. Un contraste parlant entre sa force physique et sa fragilité intérieure.

Pour sa mise en scène, Anne-Marie Storme choisit de simplifier le dispositif scénique pour faire du plateau un grand espace de jeu, un espace symbolique où une seule ligne diagonale, faite de terre (le pays, le réel, les racines), dessine une sorte de frontière, mais également un chemin étroit entre deux néants, en équilibre friable comme l'est la conscience de Tom, la paix et l'amour d'Anna. Des jeux de lumières et la partition sonore et musicale ajoutent à la tension qui règne en permanence sur scène.

Le texte, les mots, les intentions deviennent, dans ce dispositif, des actes à part entière. Dans cet exercice, les trois interprètes font preuve d'une véracité rare et rendent le dilemme étonnant de cette histoire aussi palpable que vivante.

Une interrogation qui, bien évidemment, porte sur le choix ou l'absence de choix face aux conscriptions des pays en état de guerre, (et nous vivons une époque qui en regorge de plus en plus), mais qui va au-delà en mettant dans la balance de la conscience intime tout un panel d'émotions telles que le courage, la soumission, la lâcheté, la résistance aux injonctions. Ce quelque chose qui persécute Tom tout au long de la pièce et que Zweig a l'élégance de laisser dans une ombre énigmatique, ce quelque chose fait partie des failles étranges de l'homme civilisé, capable de préférer le malheur, la mort et la destruction à la vie.

Anne-Marie Storme parvient, grâce à un travail très physique, très charnel avec ses interprètes, à parcourir toute la gamme de ce combat, entre soif de construire et d'exister, représentée par la femme et ces tentations destructrices, représentées par l'homme, un combat de boxe en de multiples rounds avec l'amour et la paix comme enjeu. Éclairant.

"La contrainte"

© Jef Le Maout.
© Jef Le Maout.
D'après "La contrainte",, nouvelle de Stefan Zweig ("Der Zwang"), extraite de son recueil de nouvelles "Le monde sans sommeil".
Traduction : Olivier Mannoni (aux Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018).
Adaptation et mise en scène : Anne-Marie Storme.
Avec : Anne Conti, Stéphanie Chamot (musique live), Cédric Duhem.
Création musicale et chant Stéphanie Chamot.
Regard chorégraphique : Cyril Viallon.
Création lumière et régie : Jean-Marie Daleux.
À partir de 13 ans.
Par le Théâtre de l'Instant.
Durée : 1 h 10.

•Avignon Off 2024•
Du 3 au 20 juillet 2024.
Tous les jours à 16 h. Relâche le lundi.
Théâtre La Bourse du Travail CGT, 8, rue Campane, Avignon.
Réservations : 06 08 88 56 00.
>> theatredelinstant.fr

Tournée
25 et 26 février 2025 : Le Palace, Montataire (60).
28 février2025 : Centre culturel François Mitterrand, Tergnier (02).
28 mars 2025 : Espace culturel Jean Ferrat, Avion (62).

Bruno Fougniès
Vendredi 21 Juin 2024

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À Découvrir

•Off 2024• "Momentos" Créativité à l'honneur avec des chorégraphies où s'exprime parfois une poésie intime et universelle

Le Flamenco est une force brute et pure qui nous touche en plein cœur, car il est l'art dans lequel le chant, la musique et la danse se questionnent, se répondent et se mêlent dans une totale intimité. Pour l'essentiel, le répertoire du flamenco a été codifié au cours du dernier tiers du XIXe siècle et du premier tiers du XXe. De cette époque, la guitare est son instrument emblématique, à la fois pour l'accompagnement du chant, de la danse et pour le concert soliste. Depuis, son évolution a été marquée par quelques grandes tendances esthétiques.

© Sandrine Cellard.
La musique et la danse flamencas sont basées sur des "palos" (formes) prescrivant pour chacune un mode et un cycle métrique avec accents ou "compas" (accents obligés) spécifiques. Une mécanique de précision qui convoque malgré tout une dimension artistique forte et étourdissante.

Sur scène, une danseuse, deux danseurs, trois musiciens et un chanteur-musicien envoûtant le public dès les premiers instants du spectacle. Que vous soyez novice ou aficionado du flamenco, vous vous laisserez embarquer dès les premiers instants du spectacle et impossible de ressortir déçu de cette éblouissante prestation flamenca de Valérie Ortiz.

Certes, le flamenco est sensiblement ancré dans la culture espagnole et d'aucuns diront que ce dernier ne les interpelle pas, qu'ils n'en perçoivent pas les codes, n'en mesurent aucunement les mouvements dansés à leur juste valeur. Ça peut être exigeant, en effet, de suivre "à la lettre" une prestation flamenca, comme le jazz aussi, par exemple, et ça demande une certaine phase d'initiation. Ceci n'est pas faux. Difficile d'entendre cette possible réticence, néanmoins… le flamenco revêt une portée universelle réunissant à lui seul un large éventail de situations allant de la tristesse à la joie, en passant par l'amour ou la souffrance. Alors, comment y rester indifférent ?

Brigitte Corrigou
27/05/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024