La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2024

•In 2024• "Lieux communs" Extension du domaine de la lutte… je doute, donc je suis

La double entrée du titre de la pièce écrite et mise en jeu par Baptiste Amann préfigure son dessein. Loin d'être univoque, ce titre – "Lieux communs" –, pour être appréhendé dans sa pluralité de sens, invite à une suspension du jugement… Deux pistes non contradictoires, mais complémentaires se présentent. Il peut être entendu comme la réaffirmation dans l'œuvre de l'auteur metteur en scène de l'importance accordée aux lieux partagés faisant communauté (cf. "Des territoires", Avignon 2021). Et/ou comme le questionnement du prêt-à-porter de la réflexion commune, conduisant chacune et chacun à formuler des avis catégoriques sur le monde tel qu'il va ou ne va pas sans s'accorder la moindre pause réflexive.



© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Une représentation mettant en jeu "La lune fauve" – recueil de poèmes ayant pour auteur un ancien condamné accusé d'un féminicide qu'il n'a jamais reconnu – menace d'être empêchée par une manifestation féministe bloquant l'entrée du théâtre… Au travers de cette situation fictive, aux relents de réel et digne d'un roman noir d'Hervé Le Corre, Baptiste Amann nous immerge dans quatre lieux imbriqués dans la même intrigue. Les coulisses d'un théâtre, la salle d'interrogatoire d'un commissariat, l'atelier d'un restaurateur de tableaux et un de studio de télévision, autant de chaudrons accueillant des bouillons de cultures où les personnages vont s'affronter jusqu'à leur dévoilement… mais "la vérité", insaisissable elle, échappera à toute révélation, le régime du doute étant au cœur de la "centrale nucléaire" du projet artistique.

Ainsi propulsés d'emblée dans les coulisses d'un théâtre en pleine effervescence, les spectateurs (invités par procuration) découvrent-ils l'envers du décor, comme un écho de la réalité aperçue au travers du miroir de la fiction en train de se construire. L'agitation gagnant la metteuse en scène soumise à la pression des manifestantes l'amène à rappeler à sa troupe quelques "vérités", sorte de manifeste adressé aux artistes mis mal à l'aise par ce contexte, mais aussi destiné à nous, spectateurs… "Les théâtres se doivent de demeurer des sanctuaires sur lesquels ne peuvent peser la morale vengeresse d'un tribunal populaire. Le temps du théâtre se doit d'échapper à la tyrannie de l'événement". Mettre à jour la vérité sur la culpabilité de l'auteur des poèmes, libéré après avoir purgé une lourde peine de prison, n'est pas l'objet du Théâtre. Explorer les conflits interpersonnels, l'est.

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Après que la représentante du collectif féministe a été in extrémis autorisée à prendre la parole – opposant à la liberté de création, la mission d'intérêt public d'un CDN non conciliable avec la promotion d'"un texte écrit par un tueur de femmes" – on se transporte sur un plateau de télévision. Là, interrogés par un journaliste complaisant, deux invités. Un artiste et un scientifique, deux outres vides enflées de prétention pédantesque qui se livrent à un numéro désopilant. Tournant sur leur fauteuil comme des girouettes, bourrés de tics de langue et de langage, multipliant les mimiques, l'un glosant à partir de l'œuvre de Pierre Soulages sur l'ouverture du "champ mental", seul capable d'éclairer le tableau, l'autre sur la "dramaturgie de l'irrésolu", nourrissant les rapports humains… Succède aux deux pitres imbus de leurs vérités, une autre invitée, en tous points opposée. Une réalisatrice "lesbienne, gitane et féministe" vibrante d'une colère rentrée dont… on découvrira plus tard la raison.

Troisième lieu, les sous-sols du commissariat de police où un lieutenant de police, convaincu d'avoir entre ses mains le coupable, s'apprête à faire subir (quinze ans auparavant) un interrogatoire particulièrement musclé à l'auteur (supposé) du meurtre de la fille d'un potentat d'extrême droite…

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Quatrième lieu, l'atelier d'un restaurateur de tableaux où le propriétaire s'affaire sur une toile vandalisée évoquant une scène de crime. Exalté, il confie à sa nouvelle stagiaire le lien entre cette œuvre picturale au sujet dramatique et une symphonie aux accents déchirants, toutes deux réunies par la tragédie humaine qui les trame. Là encore, on découvrira plus tard les correspondances entre le sujet du tableau et une situation traumatisante vécue, ainsi que la relation singulière qui unit chacun, le restaurateur de tableaux et la stagiaire, aux deux protagonistes du crime.

Tous les acteurs du drame étant présentés in vivo, l'action va progresser à un rythme précipité pour nous conduire vers un dénouement… autre que celui du dévoilement de la vérité sur la culpabilité ou non de l'auteur de "La lune fauve", texte poétique inspiré par son enfance maltraitée. Les vérités dévoilées seront d'un autre ordre, celui de la complexité humaine, réfutant les jugements pré-fabriqués par la pensée commune mise en commun.

Insérant des chorégraphies "parlantes" comme celle des CRS en appui au conflit paroxystique opposant l'adjudant et le prévenu, les nœuds d'opposition vont voler en éclats. Ainsi des motifs intimes opposant la réalisatrice invitée au plateau et la metteuse en scène de la pièce, ceux plus politiques et violents, opposant la même réalisatrice à son intervieweuse, jeune assistante de communication libertaire ne pouvant admettre que l'on puisse défendre une pièce embrassant, selon elle, le point de vue d'un criminel.

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Les personnages vont se dévoiler dans toutes les vérités de ce qu'ils sont, avec leur part d'ombres et de lumières. Ainsi de l'adjudant de police ne reculant devant aucune méthode, fût-elle sadique, convaincu qu'il a tous les droits pour faire advenir les aveux du coupable, et se montrant un père attentionné pour sa fille qu'il adore…

Ainsi de l'intervieweuse agressive découvrant, au travers du film de la réalisatrice, l'humanité qu'elle lui refusait… Ainsi des confidences de la stagiaire, qu'on découvrira très proche du supposé meurtrier, éclairant intimement son passé d'homme non violent, fils d'une lignée de pères violents dont elle a eu, elle aussi, à souffrir. Ainsi du réparateur de tableau, très proche lui aussi de la victime, ayant rompu avec sa famille d'extrême droite et étant rattrapé par l'annonce de sa sœur assassinée, venant pulvériser les "monstrueuses coutures" du monde artistique, monde refuge qu'il avait fantasmé.

De réalisation en réalisation, le monde selon Baptiste Amann est décidément un monde ne pouvant être réduit à la pensée… non pensée. Aux antipodes des prêches déclamatoires, cet auteur viscéralement en quête d'un je-ne-sais-quoi qui échappe dès que l'on croit l'entrevoir, donne à entendre et à voir des réalités mouvantes marquées au sceau de la subtilité de son écriture et de l'inventivité de sa mise en jeu. Ainsi la force de sa proposition présente d'emprunter les ressources de la fiction pour dire le réel. Des "Lieux communs"… n'ayant rien de commun, si ce n'est de faire communauté.
◙ Yves Kafka

Vu le lundi 8 juillet 2024 à L'autre scène du Grand Avignon.

"Lieux Communs"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Création 2024.
Spectacle en français surtitré en anglais.
Texte : Baptiste Amann (publié aux Éditions Actes Sud en avril 2024).
Mise en scène : Baptiste Amann.
Avec : Océane Caïraty, Alexandra Castellon, Charlotte Issaly, Sidney Ali Mehelleb, Caroline Menon-Bertheux, Yohann Pisiou, Samuel Réhault, Pascal Sangla.
Scénographie et lumière : Florent Jacob.
Son : Léon Blomme.
Costumes : Estelle Couturier-Chatellain, Marine Peyraud.
Collaboration artistique : Amélie Énon.
Assistant à la mise en scène : Balthazar Monge, Max Unbekandt.
Traduction pour le surtitrage : Élizabeth Hewes (anglais).
Régie générale : Philippe Couturier.
Régie plateau : François Duguest.
Régie lumière : Clarisse Bernez-Cambot Labarta.
Régie son : Léon Blomme.
Construction des décors : Ateliers de la Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national.
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National (Paris).
Production L'Annexe.
Durée : 2 h 30.

•Avignon In 2024•
A été joué du 4 au 10 juillet 2024.
Représenté à 11 h.
L'Autre Scène du Grand Avignon, Vedène.
Réservations : 04 90 14 14 14, tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
Du 24 septembre au 10 octobre 2024 : Théâtre Public - CDN, Montreuil (93).
16 et 17 octobre 2024 : Le Zef - Scène nationale, Marseille (13).
Du 27 au 29 novembre 2024 : La Comédie - CDN, Béthune (62).
Du 5 au 8 février 2025 : TnBA - CDN Bordeaux Aquitaine, Bordeaux (33).
13 et 14 février 2025 : Théâtre de l'Union - CDN du Limousin, Limoges (87).
Du 18 au 21 février 2025 : La Comédie - CDN, Saint-Étienne (42).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Jeudi 11 Juillet 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024