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Avignon 2024

•In 2024• "Lacrima" Des larmes et du sang… Des petites mains d'exception et de grands drames ordinaires

Caroline Nguyen excelle dans l'art de faire vivre sous nos yeux un lieu (cf. le fabuleux restaurant vietnamien de "Saïgon", présenté en 2017) pour donner à voir et à entendre le vécu de ses occupants ordinaires. Dans sa nouvelle création, la metteuse en scène nous plonge dans un atelier de haute couture à Paris, un atelier de broderie exceptionnelle à Mumbaï, en Inde et nous ouvre les portes de l'atelier confidentiel des dentellières du musée d'Alençon. Trois ateliers réunis dans le même espace scénique et mobilisés autour du même projet : créer la robe qu'une anonyme Princesse d'Angleterre portera à son prochain mariage…



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Dans ce dispositif intégrant des visioconférences élargissant le champ du décor à vue, la metteuse en scène tisse avec grande humanité et précision d'entomologiste les heurs et malheurs de ces couturières, brodeuses, dentellières, prêtes à s'oublier jusqu'à en perdre la vue, la vie, pour que voie le jour leur œuvre. Ainsi Immergés de plain-pied dans l'univers de la confection et de ses règles frappées au sceau du plus grand secret (rien ne doit fuiter), nous percevons "de l'intérieur" autant la genèse du bel ouvrage que l'assujettissement qui en résulte, source de petits et grands drames humains.

Comme dans un roman noir, la pièce débute par la scène de fin. Marion, la première d'atelier de la Maison Beliana à Paris, haut lieu de la haute couture, en relation directe avec le directeur artistique Alexander Schaaf (en vidéo depuis Londres), s'écroule au sol. Victime d'une inquiétante perte de connaissance, une unité de pompiers s'affaire pour tenter de la secourir… Retour huit mois plus tôt. La Maison Beliana vient, dans l'euphorie partagée, d'être choisie pour réaliser la robe de mariée de la Princesse d'Angleterre. Une nouvelle heureuse portant dans ses plis l'histoire de la confection de ce modèle unique (entre autres, des milliers de perles à coudre à la main), des promesses d'exaltations… et des raisons de tensions.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Sans que jamais l'intérêt ne faiblisse, durant les trois heures de la représentation, on va suivre, comme dans une série haletante, l'envers de la création et ses revers. En effet, si chacun(e) a à cœur de produire un travail d'orfèvre, le cahier des charges de la confection ne laisse aucun répit, imposant un rythme de travail ne laissant aucune place pour le repos du corps et de l'esprit. D'autre part, la charte occidentale du règlement international du travail crée des contraintes peu compatibles avec la culture d'entreprise artisanale en Inde (conditions de travail, horaires, visites médicales, etc.). Viennent se greffer à ces conditions générales, les problèmes personnels de couple ou d'histoires familiales, explosant comme des grenades à fragmentation pour percuter violemment la réalisation du projet mirifique.

"Nous avons eu de l'or blanc entre nos mains, nous avons participé à la beauté du monde"… Cette phrase, léguée en langue des signes par une ancienne couturière (le silence étant de mise dans les ateliers, les muettes étaient prisées) dans une vidéo adressée à sa fille, couturière, elle aussi, cristallise à elle seule la joie extatique de l'extraordinaire implication de ces petites mains attachées à leur ouvrage jusqu'à disparaître en lui. Car "la beauté du monde" – pas leur monde à elles, mais celui de l'altesse royale qui, pour son entrée dans l'abbaye de Westminster, portera vingt-sept minutes exactement, la robe ayant exigé, elle, des milliers d'heures de labeur minutieux – a un coût. Un très lourd coût qui ne sera révélé que passé le délai des quatre-vingt-dix-neuf ans exigés pour l'ouverture des archives.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
D'abord, à Paris, il y aura les conflits intra-personnels, exacerbés par le stress qui les fera flamber. Ceux paroxystiques du couple formé par Marion et Julien, son mari crevant de jalousie maladive et placé sous l'autorité bienveillante de son épouse "première d'atelier" (une affaire de famille les ateliers de couture, la mère de Julien y est aussi employée) ; elle-même soumise aux exigences du styliste énervé qui, de Londres, supervise la confection de la robe. Ceux créés par les problèmes psychologiques de Camille, leur fille instable, faisant bruyamment effraction dans le monde clos de l'atelier.

Ensuite, les problèmes de santé concernant Rosalie, la petite fille de l'une des plus anciennes brodeuses d'Alençon chargée de restaurer le voile conservé au Victoria and Albert Museum ; problèmes qui viennent – à distance – s'inviter dans le présent sous la forme de l'éruption d'un secret de famille, l'étrange maladie dont souffrait la sœur de Thérèse, Rose, brodeuse elle aussi. Enfin, à Mumbaï, le glaucome d'Abdul, le brodeur exceptionnel, héritier du savoir-faire de l'artisanat persan ; dégénérescence visuelle héritée elle des milliers d'heures de travail intensif passées à broder la traine de la Princesse.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ensuite, il y aura le conflit entre deux cultures différentes, l'indienne et l'occidentale. Le directeur artistique de l'atelier de Mumbaï, Manoj, contraint à signer une charte d'une hypocrisie totale de la part du monde nanti fermant ouvertement les yeux sur la réalité indienne, explose en visioconférence. "Vous voulez les plus belles réalisations au prix les plus bas, et l'éthique en plus… Vous vous dites garants de la santé des employés, sans que l'exigence d'éthique ne vous coûte un centime …". Tenir des délais extraordinairement courts, travailler à prix bradés, imposer les conditions de travail et les visites médicales de l'occident, autant de diktats ingérables… Pourtant, Manoj devra s'exécuter au prix du renvoi de son fidèle brodeur expert, au risque de perdre le marché, ainsi en va-t-il du libéralisme triomphant se drapant dans sa bonne conscience pour mieux exploiter le "Sous-continent".

Et, cerise sur le gâteau des catastrophes se profilant en escadrilles, la lourdeur des perles de pure nacre risquant déformer irrémédiablement la traine de la Princesse… Mais comment pouvoir accepter qu'un tel rêve ne meure ? Fuite en avant désespérée de Marion, obsédée par la réussite coûte que coûte de la tenue princière, au risque de s'y perdre bel et bien… Retour à la scène initiale.

Caroline Nguyen, dans le droit fil de ses créations précédentes, signe ici l'une de ses plus belles œuvres où la beauté plastique du ballet incessant des actrices et acteurs, exhalant toutes et tous une humanité sensible, le dispute à la profondeur du récit proposé. Une envoûtante narration fictive qui fait résonner en nous "le tragique quotidien" cher à Maeterlinck. Une perle rare…
◙ Yves Kafka

Vu le dimanche 7 juillet au Gymnase du Lycée Aubanel, à Avignon.

"Lacrima"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Spectacle créé le 30 mai 2024 au Wiener Festwochen Freie Republik Wien.
Texte et mise en scène : Caroline Guiela Nguyen.
Assistante à la mise en scène : Iris Baldoureaux-Fredon.
Assistants à la dramaturgie : Louison Ryser, Tristan Schinz, Hugo Soubise.
Avec : Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam et, en vidéo, Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont
Avec les voix de : Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford.
Traductions : Nadia Bourgeois, Carl Holland, Rajarajeswari Parisot (langue des signes française, anglais, tamoul).
Collaboration artistique : Paola Secret.
Scénographie : Alice Duchange.
Costumes et pièces couture : Benjamin Moreau.
Habillage : Bénédicte Foki.
Musique : Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard.
Son : Antoine Richard en collaboration avec Thibaut Farineau.
Lumière : Mathilde Chamoux, Jérémie Papin.
Vidéo : Jérémie Scheidler.
Motion Design : Marina Masquelier.
Coiffures, postiches et maquillage : Émilie Vuez.
Casting : Lola Diane.
Consultation artistique : Juliette Alexandre, Noémie de Lapparent.
Musiques enregistrées : Quatuor Adastra - quatuor à cordes.
Traduction pour le surtitrage : Panthea (anglais).
Régie générale : Stéphane Descombes, Xavier Lazarini.
Régie plateau : Fabrice Henches.
Régie vidéo : Jérémie Scheidler, Philippe Suss (en alternance)
Régie lumière : Mathilde Chamoux, Thibault D'Aubert (en alternance).
Régie son : Julien Feryn.
Durée : 3 h.

"Lacrima" de Caroline Guiela Nguyen est publié aux Éditions Actes Sud en juin 2024.

•Avignon In 2024•
Du 1er au 11 juillet 2024.
Représenté à 17 h.
Gymnase du Lycée Aubanel, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14, tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
Du 24 septembre au 3 octobre 2024 : TNS, Strasbourg.
20 et 21 novembre 2024 : La Comédie Centre dramatique national, Reims (51).
Du 28 au 30 novembre 2024 : Piccolo Teatro di Milano (Italie).
Du 7 au 11 décembre 2024 : Théâtre du Nord - CDN Lille Tourcoing, Lille (59).
18 et 19 décembre 2024 : Tandem - Scène nationale d'Arras-Douai, Douai (59).
Du 7 janvier au 6 février 2025 : Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris.
Du 13 au 21 février 2025 : Théâtre Les Célestins, Lyon 69.
Du 26 au 28 février 2025 : Théâtre national de Bretagne, Rennes (35).
14 et 15 mars 2025 : Les Théâtres de la Ville de Luxembourg.
20 et 21 mars 2025 : Théâtre de Liège, Liège (Belgique).
Du 28 au 30 mars 2025 : Centro Dramático Nacional, Madrid (Espagne).

Yves Kafka
Mardi 9 Juillet 2024

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À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
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•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
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Gil Chauveau
26/03/2024