La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Un "Enlèvement au sérail" aux pieds de plomb et aux ailes d'or

Depuis le 22 juin 2016, l'Opéra de Lyon propose "L'Enlèvement au sérail", le premier opéra en allemand de Wolfgang Amadeus Mozart, créé à Vienne en 1782. Première grande réussite dans le genre du singspiel par un compositeur de vingt-six ans, l'opéra est plombé dans cette nouvelle production par la relecture qu'en fait Wajdi Mouawad. Une distribution jeune, éblouissante et la direction du chef Stefano Montanari la sauve heureusement du naufrage.



© Stofleth.
© Stofleth.
Qu'est-ce que cet "Enlèvement au sérail", un singspiel (1) composé pour le Burgtheater de Vienne par un jeune prodige fou amoureux, libéré depuis peu de l'horrible sujétion du "mufti" (2) Colleredo et de Salzbourg (une ville détestée) ? Voulant plaire à l'empereur Joseph II, Mozart choisit de se saisir de la forme du singspiel (ou comédie en musique) (3) et un sujet dans l'air du temps : une fantaisie turque sans conséquence. Sur un livret mettant en scène une histoire d'amour contrariée et un sauvetage dans un Orient de convention, le compositeur écrira une de ses meilleures partitions, d'une gaieté et d'un raffinement délectables.

Konstanze et sa servante Blonde sont les esclaves du pacha Selim sous la garde jalouse du sévère Osmin. Dans le sérail du pacha, les sentiments s'exaspèrent et les amoureux des deux belles, respectivement Belmonte et son valet Pedrillo, useront de toutes leurs énergie et malice pour les en libérer. Quiproquos, jalousie, duos d'amour, complots et évasion sont au menu de cette œuvre comique et tendre où les personnages, non dénués eux-mêmes des conventions de l'époque (avec un quatuor distribué en une opposition seria et buffa), comptent moins que l'admirable chant qui les caractérise - sentiments et actions.

© Stofleth.
© Stofleth.
Serge Dorny a fait le pari de confier au metteur en scène d'origine libanaise Wajdi Mouawad cette nouvelle production lyonnaise du chef-d'œuvre. Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est totalement raté. Pressé d'en faire une relecture frappée au coin des valeurs des Lumières et de ses préoccupations, Wajdi Mouawad a choisi de réécrire totalement les dialogues parlés. Il crée un récit cadre afin de donner aux épisodes de l'opéra (racontés rétrospectivement) une nouvelle perspective.

De retour au pays, les personnages se livrent au cours d'une fête à une longue argutie aussi naïve que grotesque : qui des musulmans ou des occidentaux (qui se méprisent avec ardeur) sont les plus à blâmer dans leur conduite avec les femmes ? Pourquoi (se demandent les héroïnes avec force) ne peut-on se respecter et être ouvert à l'autre, le soi-disant sauvage ?

Louables questions, certes mais aux antipodes des intentions du compositeur. Outre la platitude du texte de M. Mouawad (même traduit en allemand par Uli Menke), les personnages ainsi redessinés cumulent contresens (un Osmin subtil, un Selim troublant, des héroïnes en plein syndrome amoureux de Stockolm) et lourdeur dramaturgique - dans un livret qu'on a coutume de trouver parfois un tantinet longuet (en certains passages), même quand il n'est pas aussi risiblement transposé. So what ? Même les trublions habituels qu'on apprécie beaucoup (au hasard K. Warlikowski et M. Haneke) n'osent pas tant. Wajdi Mouawad fera ce qu'il voudra au Théâtre de la Colline mais se croire en position de réécrire Mozart ? Quelle fatuité ! Quel désastre !

© Stofleth.
© Stofleth.
Sur le plateau et dans la fosse heureusement, interprètes et musiciens de l'orchestre dirigés par l'excellent Stefano Montanari sauvent la soirée. Le couple d'amoureux sublimes Konstanze et Belmonte, défendus magnifiquement par Jane Archibald et Cyrille Dubois, force le respect et nous distille un ravissement sans fin.

Ils se livrent à leurs périlleuses acrobaties vocales avec une musicalité transcendante et un sens de l'expressivité rare. Leurs valets sont également à la hauteur. On retiendra particulièrement la Blonde (pas blonde) de Joanna Wydorska aussi mutine que désirée, et l'Osmin irrésistible de David Steffens. Ce sont eux et la splendide interprétation orchestrale - soigneusement dosée entre émotion élégiaque et parodie "turque" - qui valent le détour.

(1) Le singspiel est un genre populaire d'opéra (parlé-chanté) en allemand que Mozart transcende dès cet "Enlèvement au sérail".
(2) C'est ainsi que Wolfgang Amadeus désigne l'archevêque Colloredo dans ses lettres à son père. Il épouse Constance Weber quelques semaines après la première de l'opéra.
(3) L'empereur Joseph II soutenait le développement de ce théâtre lyrique d'expression allemande.

© Stofleth.
© Stofleth.
Spectacle vu le 24 juin 2016.

Du 22 juin au 15 juillet 2016.
Opéra de Lyon.
Place de la Comédie (69).
Tél. : 04 69 85 54 54.
>> opera-lyon.com

"Die Entführung aus dem serail" (1782).
Singspiel en trois actes.
Musique : Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791).
Livret de Johann Gottlieb Stephanie.
Dialogues réécrits par Wajdi Mouawad.
En allemand surtitré en français.
Durée : 2 h 45 avec entracte.

Stefano Montanari, direction musicale.
Wajdi Mouawad, mise en scène et réécriture des dialogues.
Emmanuel Clolus, décors.
Emmanuelle Thomas, costumes.
Éric Champoux, lumières.
Charlotte Farcet, dramaturgie.

Jane Archibald, Konstanze.
Joanna Wydorska, Blonde.
Cyrille Dubois, Belmonte.
Michael Laurenz, Pedrillo.
David Steffens, Osmin.
Peter Lohmeyer, Selim.

Orchestre et Chœur de l'Opéra de Lyon.
Stephan Zilias, Chef des chœurs.

Christine Ducq
Mercredi 29 Juin 2016

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024