La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Tristan et Isolde" et "Elektra" au Festival Mémoires à Lyon

Pour le festival annuel de l'Opéra de Lyon, Serge Dorny a souhaité faire revivre trois productions mémorables de la scène allemande du XXe siècle (1), parmi lesquelles "Elektra" de Richard Strauss par Ruth Berghaus et "Tristan und Isolde" de Richard Wagner, revu par Heiner Müller pour Bayreuth en 1993. Ces lectures encore polémiques d'un point de vue scénique se révèlent cependant inoubliables dans cette reprise lyonnaise grâce aux chanteurs et à l'immense chef Hartmut Haenchen.



"Elektra" © Stofleth.
"Elektra" © Stofleth.
Constituant un événement en soi puisque voir et revoir ces deux chefs-d'œuvre que sont "Elektra" et le "Tristan" sur scène constitue une raison de vivre incontestable, l'idée de faire connaître au public français des productions qui marquèrent les esprits semble aller de soi. A fortiori quand il s'agit du travail d'artistes originaires de l'Allemagne de l'Est, aujourd'hui disparus, tels Ruth Berghaus considérée comme une des créatrices du "Regietheater" (2) et Heiner Müller, longtemps à la tête du Berliner Ensemble, dont la seule incursion à l'opéra se fit pour le Festival de Bayreuth à l'invitation de Wolfgang Wagner.

Représentatif de cette école allemande inspirée par Brecht et Felsenstein, leur travail est redécouvert aujourd'hui à Lyon grâce à l'expertise de leurs assistants et parfois acteurs de l'époque, invités à veiller sur ces recréations : Stephan Suschke, ayant assuré les reprises du "Tristan" à Bayreuth après la mort de H. Müller en 1995, et pour la production d'"Elektra" créée en 1986 au Semperoper de Dresde (3), le décorateur Hans Dieter Schaal, la costumière Marie-Luise Strandt (entre autres) et son chef de l'époque, Hartmut Haenchen lui-même.

"Tristan et Isolde" © Stofleth.
"Tristan et Isolde" © Stofleth.
La lecture proposée par Heiner Müller pour "Tristan und Isolde", ce sommet de l'opéra occidental, est pour le moins toujours dérangeante près de trente ans après sa création. Choisissant l'analyse au scalpel des enjeux de l'œuvre, en particulier les rapports de la passion et du politique, il emprisonne à l'acte I les chanteurs dans un tableau abstrait, qui évoque Rothko ou Malevitch.

D'abord isolés dans des espaces étanches (Tristan et son fidèle Kurwenal en haut, contre le mur du fond de scène, Isolde et Brangäne en bas dans un carré creusé aux murs invisibles), les personnages seront poussés par la passion qui consume à se rejoindre. Implacablement, le vassal du Roi Marke devra descendre la pente fatale déstabilisant le plateau. Ils pourront aussi enlever leur collerette de plexiglas, bien incommode.

Remarquablement éclairé (par Manfred Voss), l'espace se fera tout aussi étouffant aux actes suivants : une scène cernée par d'immenses murs et envahie d'armures à l'acte II (en lieu et place du jardin attendu) et une pièce non moins fermée à toute échappée, détruite, pleine de gravats, comme si le château de dans lequel git Tristan agonisant à Karéol (Wagner place son héros sous un tilleul devant ledit château à l'acte III) avait été bombardé.

Armures envahissantes, ruines, c'est ici la métaphore de tout ce qu'a détruit le désir dévorant bu avec le philtre (le désir, manifeste d'une Volonté toute schopenhaurienne), comme l'écrivait le compositeur lui-même (4). On sait que la mise en scène provoqua des dissensions à Bayreuth entre les chanteurs et H. Müller ; comment ne pas le comprendre ? Ce "Tristan" froid comme la glace (Müller y testait son concept de "tempête gelée" selon Suschke) évacue malheureusement toute velléité d'échappée, d'ensorcellement, et même cette possibilité de "devenir fou" que prophétisait son créateur (5), recherchée par tous les fidèles de la religion tristanienne.

Harmut Haenchen fait heureusement briller de tous ses éclats et coloris le flot continu et modulatoire d'une partition hypnotique. Après un Prélude, qui surprend d'abord par son choix d'un tempo très (trop ?) lent, détaillant minutieusement toutes les phrases (dont les motifs du philtre, du regard), peut-être plus majestueux que troublant, le raffinement souverain du fondu obtenu en fosse emporte tout, ensuite, en une alchimie rare - grâce à de superbes effets de dynamiques et d'architecture des plans sonores.

"Tristan et Isolde" © Stofleth.
"Tristan et Isolde" © Stofleth.
L'Isolde de la soprano danoise Ann Petersen se révèle plus que convaincante, toute en subtilité et dotée d'un souffle interminable (malgré l'acidité perceptible dans les aigus au premier acte, inconvénient résolu ensuite). Son "Liebestod" final est magistral. Le Tristan de Daniel Kirch, inexistant jusqu'au début de la deuxième partie du duo brûlant de l'acte II - et qu'on entend à plus d'une reprise manquer ses passages de registres - émeut finalement, comme emporté malgré lui dans le torrent wagnérien. Eve-Maud Hubeaux est une Brangäne infiniment touchante pour cette prise de rôle. Notons aussi les excellents Alejandro Marco-Buhrmester (Kurwenal) et Christof Fischesser, roi Marke de très grande classe.

Un beau chanteur qu'on retrouve le lendemain dans le rôle d'Oreste, bras vengeur de l'Elektra de Strauss. Disons tout de suite que la proposition de Ruth Berghaus est infiniment plus séduisante. D'abord parce que la volonté de placer l'énorme orchestre straussien sur scène (pour cause de fosse trop petite à sa création) constitue un régal sans égal alors que l'orchestre de l'Opéra de Lyon atteint des sommets sous la baguette de H. Haenchen - chef impavide de soixante quatorze ans enchaînant sans fatigue apparente les deux spectacles.

"Elektra" © Stofleth.
"Elektra" © Stofleth.
Dissonances dionysiaques, force tragique ou attendrissement lyrique d'une musique qui prédit et révèle les pensées et les prémonitions des personnages, constituant un événement en soi avec ses paroxysmes rythmant une orchestration sublime, tout est magnifié par le chef allemand qui ne sacrifie pas la musicalité à la sauvagerie inhérente à cette tragédie primitive - grandiose réussite dès la première collaboration de Richard Strauss et Hugo von Hoffmannsthal.

Au sommet d'une tour à l'architecture Art Nouveau, dessinant des lignes épurées et élégantes, faisant aussi office de plongeoir de piscine, Elena Pankratova est une Elektra parfaite, vierge impitoyable, bacchante, vraie chienne enragée et princesse blessée, sacrifiée dans les guerres intimes des Atrides. Elle domine sans peine un rôle réputé pour sa difficulté. Les autres chanteurs se hissent à sa hauteur, la Chrysothémis de Katrin Kapplusch et la Clytemnestre de Lioba Braun, entre autres. Tous, chef, orchestre et équipe artistique, nous offrent une "Elektra" de très haut lignage, comme nous n'en reverrons peut-être plus.

(1) "Le Couronnement de Poppée" de Monteverdi par K. M. Grüber a été donné à l'Opéra de Vichy.
(2) Cette école venue de l'Est entend créer une distance analytique avec l'œuvre.
(3) Lieu où l'opéra fut créé en 1909.
(4) "(…) monde, puissance, gloire, splendeur, honneur, esprit chevaleresque, fidélité, amitié moururent tel un rêve illusoire. Seule une chose survivait : le désir, le désir inextinguible, qui s'engendre éternellement de lui-même (…) seule délivrance - la mort (…)", R. Wagner.
(5) Dans une lettre à Mathilde Wesendonck.


Spectacles vus les 25 et 26 mars 2017.

Prochaines dates :
"Elektra"
Jeudi 30 mars, samedi 1er avril 2017 à 20 h.
"Tristan und Isolde"
Dimanche 2, mercredi 5 avril 2017 à 18 h 30.

"Tristan et Isolde" © Stofleth.
"Tristan et Isolde" © Stofleth.
Opéra national de Lyon.
Place de la Comédie (69).
Tél. : 04 69 85 54 54.
>> opera-lyon.com

"Tristan und Isolde" (1865).
Action en trois actes.
Livret et musique de Richard Wagner (1813-1883).
En allemand surtitré en français.
Durée : 3 h 50 avec deux entractes.

Hartmut Haenchen, direction musicale.
Heiner Müller, mise en scène.
Erich Wonder, décors.
Yohji Yamamoto, costumes.
Manfred Voss, lumières.
Stephan Suschke, réalisation de la mise en scène.

"Elektra" © Stofleth.
"Elektra" © Stofleth.
"Elektra" (1909).
Tragédie musicale en un acte.
Musique de Richard Strauss (1864-1949).
Livret de H. von Hoffmannsthal.
En allemand surtitré en français.
Durée : 1 h 45.

Hartmut Haenchen, direction musicale.
Ruth Berghaus, mise en scène.
Hans Dieter Schaal, décors.
Marie-Luise Strandt, costumes.
Ulrich Niepel, lumières.
Katharina Lang, réalisation de la mise en scène.

Orchestre, Chœurs et Studio de l'Opéra de Lyon.
Philip White, chef des chœurs.

Christine Ducq
Jeudi 30 Mars 2017

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024