La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Grandes pointures pour "Le Roi Arthus" de Chausson

Entrée au répertoire à l'Opéra national de Paris du "Roi Arthus" d'Ernest Chausson, un siècle après sa création, une œuvre très attachante à découvrir absolument. En dépit d'une mise en scène contestable, on peut y entendre une troupe de chanteurs fabuleux dans cette originale (et méconnue) exploration du mythe arthurien et sa partition aux sortilèges magnifiés par la direction de Philippe Jordan.



© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
Pour une œuvre quasi inconnue du grand public, l'unique opéra du compositeur du "Poème de l'amour et de la mer" peu enregistré (1), très peu monté (2), la nouvelle production de l'Opéra de Paris constitue un des événements de la saison. D'abord parce que les chanteurs invités constituent la fine fleur actuelle et l'aimant de nos scènes lyriques : Thomas Hampson en Roi Arthus, Roberto Alagna en Lancelot, Sophie Koch en Genièvre (oui, comme l'eau-de-vie), Peter Sidhom en Merlin, accompagnés des jeunes interprètes les plus accomplis tels Stanislas de Barbeyrac ou Cyrille Dubois (Victoire de la Musique 2015) dans une courte mais saisissante apparition en Laboureur - pour ne citer qu'eux. Une distribution de haute volée et autant de prises de rôles.

Était attendue aussi la direction du chef Philippe Jordan pour défendre - et ce fut indéniablement avec intelligence et inspiration - la vision singulière du mythe arthurien d'Ernest Chausson, auteur aussi du livret pour un opéra créé dans la douleur pendant sept ans à partir de 1887 - un accouchement difficile comme souvent chez lui. Comment échapper à l'emprise du Maître de Bayreuth, Commandeur idolâtré et haï par tous les compositeurs dans ce dix-neuvième siècle finissant ? À écouter cette riche partition orchestrale wagnérisée, les réminiscences harmoniques et mélodiques abondent, évoquant le compositeur allemand irrésistiblement - même si elle ne l'égale jamais tout en se hissant à son niveau en maints endroits. Si le long duo de Lancelot et Genièvre à l'acte II est démarqué du "Tristan", comme celui de Lancelot agonisant et du roi à l'acte III - le final évoquant aussi un peu "Parsifal" -, il s'agit pourtant d'une œuvre originale.

© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
Opéra de petit format (moins de trois heures), la récurrence de thèmes et fragments mélodiques (non les leitmotivs mais la fameuse forme cyclique due à son mentor César Franck) et l'intention en font bien une œuvre personnelle avec son orchestration aux riches couleurs dans laquelle les voix se fondent subtilement. Ici, il ne s'agit pas de chanter les prestiges de la Nuit et l'extase de la disparition dans le Tout cosmique comme dans "Tristan", mais plutôt une quête malheureuse et inquiète de la Lumière divine éternelle. Alors que Arthus (3) vient de défaire les Saxons (dans le passé mythique de la christianisation de l'Angleterre) et se félicite de l'utopie devenue réelle de l'esprit de la Table Ronde, le Mal a déjà gangrené le rêve au début de l'acte I.

Le metteur en scène anglais Graham Vick fait le choix d'une actualisation du mythe mais passe complétement à côté de son sujet, celui d'une quête mystique et poétique de chevaliers chrétiens prisonniers de leurs sens et de leurs passions. C'est la malédiction de la passion charnelle qui ferme le Ciel, trahit loyauté, fidélité et foi jurée pour Lancelot et Mordred. Ici, ils deviennent des soldats de retour d'Irak ou d'Afghanistan victimes de leurs illusions - celles-ci matérialisées par deux toiles peintes : une au sol figure une prairie fleurie, une autre l'horizon d'où Camelot s'élance sur une colline. Ce décor factice disparaîtra dans les ténèbres, en ruine et consumé tel ce canapé rouge façon "Mad Men" trimballé hors et dedans un chalet suisse en construction des plus ridicules pendant trois actes. Au soir de la première, les sifflets ont sanctionné un tel manque d'inspiration.

© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
Mais les beautés réelles de la partition soutenues par un Orchestre de l'Opéra de Paris habité et l'excellence des chanteurs ont déchaîné l'enthousiasme du public. Le Lancelot de Roberto Alagna avec son timbre éclatant et solaire, sa diction impeccable et son engagement héroïque, séduit vraiment. Si on peut regretter d'abord l'absence d'introspection dans les ténèbres du personnage, son pouvoir de fascination culmine dans le très bel acte III avec la confession de sa faiblesse au roi (celle des amours coupables avec la reine Genièvre éternelle Eve marquée par le péché) et la profession de foi réitérée à leur idéal. Le Roi Arthus du grand baryton Thomas Hampson impressionne, la noblesse de l'artiste profitant évidemment au personnage. Confiance, révolte puis désespoir résigné, tout est beau, tout frappe au cœur. Le duo avec le Merlin de Peter Sidhom - impressionnant de charisme comme toujours - atteint des sommets. Une scène véritablement hypnotique et déchirante et l'apogée de la soirée.

L'écuyer Lyonnel de Stanislas de Barbeyrac (sorte d'épigone de Brangäne) et le Laboureur de Cyrille Dubois nous offrent d'autres moments en apesanteur, pleins de grâce et d'un plaisir aigu. Le personnage de Genièvre (un rôle bien peu aimable) est défendu avec émotion par la mezzo Sophie Koch avec sa voix tissée de couleurs précieuses (mais dont on peut parfois déplorer un souci d'homogénéité). Notons aussi le Mordred d'Alexandre Duhamel donnant une complexité torturée bienvenue au neveu félon de l'intrigue. Une production de très grande qualité dont on se souviendra.

© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
Notes :
(1) Il existe une version dirigée par Armin Jordan au CD.
(2) Citons quand même la production de Keith Warner à l'Opéra national du Rhin l'an dernier.
(3) "Arthus" nom archaïque préféré à Arthur, l'opéra se faisant enluminure symboliste à la manière d'un Aubrey Beardsley ou d'un Burne-Jones.


Prochaines représentations : du 22 mai jusqu'au 14 juin 2015 (Les 8, 11 et 14 juin Lancelot sera chanté par Zoran Todorovich).

Opéra national de Paris, 08 92 89 90 90.
Place de la Bastille Paris 12e.
>> operadeparis.fr

© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
"Le Roi Arthus" (1903).
Drame lyrique en trois actes.
Musique et livret d'Ernest Chausson (1855-1899).
Durée : 3 h 35 avec entractes.

Philippe Jordan, direction musicale.
Graham Vick, mise en scène.
Paul Brown, décors et costumes.
Adam Silverman, lumières.
José Luis Basso, Chef des Chœurs.

Sophie Koch, Genièvre.
Thomas Hampson, Arthus.
Roberto Alagna, Lancelot.

© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
© Andrea Messana/Opéra national de Paris.
Alexandre Duhamel, Mordred.
Stanislas de Barbeyrac, Lyonnel.
François Lis, Allan.
Peter Sidhom, Merlin.
Cyrille Dubois, Le Laboureur.
Tiago Matos, Un Chevalier.
Ugo Rabec, Un Ecuyer.
Vincent Morell, Nicolas Marie, Julien Joguet, Florent Mbia, Soldats.
Sophie Claisse, Irina Kopylova, Laure Verguet, Anne-Sophie Ducret, Marina Haller, Soprani Solistes.

Orchestre et Chœurs de l'Opéra national de Paris.

Retransmission sur France Musique le 6 juin 2015.
Diffusion ultérieure sur Culture Box et France 2.

Christine Ducq
Vendredi 22 Mai 2015

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024