La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Iphigénie en Tauride" à Garnier ou le miroir de nos songes

Jusqu'au 25 décembre, l'Opéra national de Paris programme le dernier succès français de Gluck avec la reprise de la belle et foisonnante mise en scène de Krzysztof Warlikowski, le scandale de la saison 2006. Encore six représentations pour aller entendre un superbe duo de chanteurs, Étienne Dupuis et Stanislas de Barbeyrac, ainsi que d'excellents seconds rôles issus de l'Académie.



© Guergana Damianov/OnP.
© Guergana Damianov/OnP.
Invité à Paris par la reine Marie-Antoinette depuis 1773, Christoph Willibald Gluck décide de donner une suite à son "Iphigénie en Aulide" (1772) en 1779. Cette "Iphigénie en Tauride" marque l'aboutissement de sa réforme de l'opera seria : vérité des sentiments et des caractères, fin des conventions à la mode et artifices du chant, choix d'une action dramatique intense et ramassée, rôle primordial de l'orchestre traduisant musicalement les passions et conflits.

Paul Dukas notera plus tard à son sujet qu'il est bien le premier compositeur ayant "vécu le drame comme un tout organique." (1). D'une pièce écrite par Guymond de la Touche, (qui n'a pas survécu pour la postérité à son inspirateur, Euripide), le compositeur allemand impose à son librettiste Guillard sa vision, inventant une nouvelle alliance entre texte et musique. Un gros succès in fine, qui enterre son (faux) rival Piccini - dans la fameuse querelle.

Pour sa première mise en scène à l'opéra en 2006, à l'invitation de Gerard Mortier, Krzysztof Warlikowski frappa fort et le scandale fut à la hauteur (sans doute) des espoirs du rénovateur de la scène internationale. Son "Iphigénie" au milieu des carreaux froids d'une salle de bains de maison de retraite, au design regietheater années soixante, n'épargnait rien ni personne (2), et surtout pas le public âgé (en partie) et privilégié de l'Opéra Garnier. Ne lui tendait-il pas un miroir corrosif et peu amène ? Pourtant l'émotion était bien là, au-delà de cette nouvelle bataille d'Hernani, comme la profondeur de sa relecture.

© Guergana Damianov/OnP.
© Guergana Damianov/OnP.
C'est ce qui frappe surtout, aujourd'hui : l'intelligence de cette vision radicale d'un opéra aimable et charmant, lyrique et efficace - pour cette troisième reprise de la production. Plus de déambulateurs, cette fois, mais toujours des personnages doubles voire triples, saisis à différents âges et dans différentes strates temporelles, prisonniers d'un interminable et tragique ressassement du passé dans le désert glacé du présent. Ne sont-ils pas des Atrides ?

Iphigénie est un de ces enfants inconsolables chers au metteur en scène, éternels otages de leur corps vieilli et d'une famille de spectres. Vieillie, certes, mais toujours vivante, jusqu'à la crise finale, quand tout est à nouveau accompli.

Les fantômes hantent donc celle qui erre dans la salle des pas perdus de son existence. Warlikowski organise un cauchemar qui désoriente avec intelligence le spectateur. Les changements de costumes, les échanges de rôles entre acteurs, danseurs et chanteurs, les fragmentations de la scène (avec panneaux et miroirs mobiles), la vidéo, tout concourt à mettre en évidence la puissance hallucinatoire et cauchemardesque potentiellement inscrite dans l'œuvre - dont le livret abonde en songes, visions terribles et délires funestes.

© Guergana Damianov/OnP.
© Guergana Damianov/OnP.
On évoque David Lynch pour cette production, pourtant elle semble témoigner de l'influence du dernier Ingmar Bergman sur le travail de Warlikowski (déjà visible dans "Le Château de Barbe-Bleue" en 2015). Des derniers films du cinéaste suédois, on retrouve ici le thème de l'enfance, ses traumas fondateurs et sa capacité à les transcender dans la croyance au geste créateur. Iphigénie, l'éternelle enfant née pour le sacrifice et sœur d'un parricide (Oreste), n'est-elle pas elle aussi devenue la metteure en scène de son passé ? Un passé exhumé et rejoué ad aeternam devant les autres pensionnaires de la maison de retraite.

Cette "Iphigénie en Tauride" là, au-delà de sa noirceur, se révèle un très beau spectacle, qui bouscule avec brio les vanités. La danse sauvage des Scythes n'est plus que la gesticulation extravagante d'une vieille dame, perdue dans un espace soumis à la relativité du temps (3). L'ambiguïté des relations entre Oreste et Pylade est fortement mise en lumière.

Tous les personnages secondaires (et le chœur) sont dans la fosse, puisque c'est de rémanence des images mentales dont on nous parle, de la persistance rétinienne des scènes fondatrices de la psyché, de fait universelles dans ce dispositif spéculaire. Un tel opéra, aussi beau soit-il, nous passionnerait-il sans cela ?

© Guergana Damianov/OnP.
© Guergana Damianov/OnP.
Étienne Dupuis (Oreste) et Stanislas de Barbeyrac (Pylade) dominent superbement la distribution, en un précieux alliage de deux voix idéales : timbres, couleurs, phrasé. L'Iphigénie de Véronique Gens est émouvante, malgré un vibrato plutôt envahissant. Le regretté Franck Ferrari (le Thoas d'origine) n'est pas ici remplacé (le français de Thomas Johannes Mayer se révélant approximatif).

Si la direction de Bertrand de Billy rend justice à la tendresse de la partition (à défaut d'une vraie intensité parfois), les solistes de l'Académie, Adriana Gonzalez, Emanuela Pascu et Tomasz Kumiega, parfaits, enrichissent de leur talent indéniable cette inoubliable production.

(1) "Écrits sur la musique" Paul Dukas, SEFI 1948.
(2) Le metteur en scène déclarait, il y a peu sur France Culture ("La Grande Table"), qu'il n'était pas là "pour épargner qui que ce soit" (À propos de "Les Français", pièce présentée au Théâtre de l'Odéon).
(3) Le personnage de Pylade exhibe d'ailleurs le portrait d'Einstein sur le dos de sa veste.


Spectacle vu le 4 décembre 2016.

© Guergana Damianov/OnP.
© Guergana Damianov/OnP.
6 représentations
Du 2 au 25 décembre 2016 à 19 h 30 (sauf 15/12 à 20 h 30).
9, 12, 15, 19, 22 et 25 décembre.
Opéra national de Paris.
Palais Garnier, Place de l'Opéra Paris 9e.
Tel : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Iphigénie en Tauride" (1779).
Tragédie lyrique en quatre actes.
Musique de C.W. Gluck (1714-1787).
Livret de Nicolas-François Guillard.
En français surtitré en français et en anglais.
Durée : 2 h 20 avec entracte.

© Guergana Damianov/OnP.
© Guergana Damianov/OnP.
Bertrand de Billy, direction musicale.
Krzysztof Warlikowski, mise en scène.
Malgorzata Szczesniak, décors, costumes.
Felice Ross, lumières.
Denis Guéguin, vidéo.
Claude Bardouil, chorégraphie.
Miron Hakenbeck, dramaturgie.

Véronique Gens, Iphigénie.
Étienne Dupuis, Oreste.
Stanislas de Barbeyrac, Pylade.
Thomas Johannes Mayer, Thoas.
Adriana Gonzales, Diane, Première Prêtresse.
Emanuela Pascu, Deuxième Prêtresse, Une Femme grecque.
Tomasz Kumiega, Un Scythe, Un Ministre.
Renate Jett, Iphigénie (rôle non chanté).

Orchestre et Chœurs de l'Opéra national de Paris.
Alessandro di Stefano, chef des Chœurs.

Christine Ducq
Vendredi 9 Décembre 2016

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024