La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2021

•In 2021• Entre chien et loup Le loup est dans la bergerie… et la bergerie un repaire de loups…

Lorsque de Paris, en 1641, le philosophe Thomas Hobbes en exil volontaire écrivait "L'homme est un loup pour l'homme", il épinglait la guerre civile qui allait déchirer de l'intérieur son pays, l'Angleterre. Lorsque Christiane Jatahy, née à Rio de Janeiro, elle aussi en exil assumé en France, propose en 2021 à Avignon "Entre chien et loup", elle dénonce a priori les dérives fascisantes de son pays, le Brésil de Jair Bolsonaro… Mais les choses sont-elles si univoques ? Le loup, certes extérieur à la bergerie, n'est-il pas aussi lové dans ses murs, attendant de toute éternité l'occasion de montrer ses crocs aiguisés ?



© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
L'intérêt avec le théâtre-cinéma de Christiane Jatahy, c'est qu'il propose, jusqu'à la confusion parfois, un brassage permanent des écritures scéniques (jeux d'acteurs et vidéos projetées en direct, vidéos préenregistrées se superposant au présent du plateau), mais aussi des niveaux d'interprétation, le tout étant générateur d'intranquillité salutaire. D'emblée, le décor est posé et les caméras branchées ; plateau encombré par le mobilier domestique et grand écran en fond de scène.

Faisant face aux spectateurs, chaque acteur et actrice se présentent "naturellement", comme on pourrait le faire dans la vraie vie, l'un, coach autodésigné, distribuant ensuite les rôles (le couple d'un mariage raté, le flambeur addict aux prostituées, l'aveugle faisant comme s'il ne l'était pas, la propriétaire d'une boutique de figurines…). L'enjeu dramatique est, lui aussi, clairement annoncé : "Notre travail s'articule autour du concept d'acceptation. On a décidé de partir d'un film, "Dogville" de Lars Von Trier, pour essayer de ne pas se laisser emporter vers la même fin…". Contrat conclu avec le public, moteur, on tourne…

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Et là, la concorde régnant sur le plateau donne les premiers signes de fissures. Le consensus autour de l'acceptation est d'emblée questionné lorsqu'il s'agit d'accueillir, sur proposition du coach, Gracia. Invitée à descendre des travées pour "intégrer" le groupe, elle ne dit rien d'elle si ce n'est le désir de trouver accueil après avoir dû fuir son pays, le Brésil, où elle ne pouvait plus rester. Dès lors, elle est vécue comme un danger potentiel justifiant, aux yeux de certains, la non-acceptation de sa présence parmi eux.

Il faudra toute la diplomatie du coach pour que l'expérience ne tourne court. On l'accueillera pour la connaître et ensuite, seulement ensuite, un vote démocratique décidera si on la garde, ou pas… Mais les petites mesquineries individuelles prennent le dessus pour se frayer un passage sous le vernis culturel, gangrénant les relations. Il faudra une nouvelle intervention pour remettre les pendules du temps se détraquant à l'heure de la commisération. Personne ne pensait avoir besoin de l'étrangère en fuite jusqu'à ce qu'ils découvrent que Gracia pouvait apporter à chacun d'eux quelque chose qui lui manquait…

Sauf que, après une belle accalmie, la peur s'installant suite à un message reçu dévoilant que la présence parmi eux de la fugitive circule sur les réseaux sociaux, le prix à payer pour accepter qu'elle reste grimpe exponentiellement… Les enchères sont telles que les pulsions primitives s'autorisent d'elles-mêmes trouvant, sur le terreau de la fugitive aux abois, l'occasion de flamber. Et ce qui se montre là appartient au bestiaire originel, jusqu'à l'impensable, l'amoureux y compris réclamant son dû "en nature"…

Mais pour autant, l'agnelle égarée parmi ces loups, est-elle blanche de tous soupçons de cruauté ? Et si son silence, son acceptation des traitements infligés, son abattement, ses larmes, n'étaient que la marque de la perfidie déguisée d'un passé inavouable augurant d'une dangerosité potentielle ?

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Alors, si le fascisme manifeste des régimes durs n'est plus à révéler, avec son cortège de crimes concernant la traque des hommes et femmes dissidents, des membres des communautés LGBT, des étrangers, le fascisme latent menace les démocraties fragiles. Sous les coups de boutoir des peurs orchestrées, elles sont avides de se livrer becs et ongles aux chasses aux sorcières. Ainsi de "L'Ange exterminateur" de Luis Buñuel, où le vernis civilisationnel d'aristocrates bien élevés, exposés à une situation extrême, fond comme neige au soleil.

Même si l'intention d'inclure directement le public dans le cheminement pouvant transformer le cours de l'histoire du film de Lars Von Trier apparaît de l'ordre du formel, il n'en reste pas moins que le grand mérite de Christiane Jatahy est de nous plonger la tête la première dans la marmite de ce bouillon de culture édifiant. Le loup, les loups en sont démasqués, ils rôdent en chacun, prêts à sortir du bois.

Si le sociologue Adorno a pu prétendre qu'après Auschwitz, il n'était plus possible d'écrire des poèmes, "Entre chien et loup" démontre que la fin de l'histoire de "Dogville" est compliquée à écrire… de manière différente. Doit-on s'en désespérer… ou, au contraire, trouver dans la lucidité des yeux décillés les raisons d'une colère combative susceptible de faire échec aux fascismes de tous ordres ?

Vu à L'autre Scène du Grand Avignon à Vedène, le jeudi 8 juillet 2021 à 15 h.

"Entre chien et loup"

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Spectacle en français, surtitré en anglais.
D'après le film "Dogville" de Lars Von Trier.
Adaptation, mise en scène et réalisation filmique : Christiane Jatahy.
Assistante mise en scène : Stella Rabello.
Avec : Véronique Alain, Julia Bernat, Élodie Bordas, Paulo Camacho, Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa.
Collaboration artistique : scénographie et lumière, Thomas Walgrave.
Direction de la photographie : Paulo Camacho.
Musique : Vitor Araujo.
Costumes : Anna Van Brée.
Vidéo : Julio Parente, Charlélie Chauvel.
Son : Jean Keraudren.
Collaboration : Henrique Mariano.
Durée : 2 h.

•Avignon In 2021•
Du 5 au 12 juillet 2021.
Tous les jours à 15 h, relâche les 7 juillet.
L'Autre Scène du Grand Avignon, Vedène (84).
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14 .

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Tournée
30 septembre au 13 octobre 2021 : Comédie de Genève, Genève.
18 octobre 2021 : Le Parvis, Ibos (65).
21 au 22 octobre 2021 : L'Estive, Foix (09).
5 au 6 novembre 202 : Festival Temporada Alta, Salt (17).
15 au 16 novembre 2021 : Comédie de Caen (14).
20 novembre au 4 décembre 2021 : Théâtre National Populaire (TNP), Villeurbanne (69).
11 au 12 janvier 2022 : CDN de Normandie, Rouen (76).
18 au 19 janvier 2022 : Scène Nationale du Sud-Aquitain, Bayonne (64).
25 au 26 janvier 2022 : Théâtre des Salins, Martigues (13).
2 au 4 février 2022 : Théâtre du Nord, Lille (59).
22 au 24 février 2022 : Le Maillon, Strasbourg (67).
5 mars au 1 avril 2022 : Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris.
7 avril 2022 : Théâtre du Jura, Delémont (Suisse).
5 au 6 mai 2022 : Scènes du Golfe, Vannes (56).
18 au 20 mai 2022 : Piccolo Teatro di Milano - Teatro d'Europa, Milan (Italie).
3 au 4 juin 2022 : Centre artistique deSingel, Anvers (Belgique).

Yves Kafka
Dimanche 11 Juillet 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024