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Avignon 2021

•Off 2021• Requiem pour Pessoa Balade musicale et poétique au bout de l'intranquillité…

"J'aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages" laissait entendre l'énigmatique étranger de Charles Baudelaire dans le "Spleen de Paris". Bernardo Soares, le narrateur du "Livre de l'Intranquillité", sorti de l'imaginaire d'un autre poète de renom(s), Fernando Pessoa, a élu lui la ville natale de son auteur, Lisbonne et ses ciels chargés, comme lieu d'un voyage intérieur au long cours. Dans le dédale des ruelles montantes et descendantes de la cité aux sept collines parcourues par un tramway aussi mythique que le sont les taxis new-yorkais dont il partage la couleur, le poète lisboète échappe à toute exégèse tant il continue d'apparaître étranger à lui-même.



© Marion Bigorgne.
© Marion Bigorgne.
Aussi le voyageur tenté de saisir au vol les mille et une substances de celui qui s'est complu à s'inventer un nombre impressionnant d'hétéronymes - autant d'expansions de son moi, trop à l'étroit dans une seule enveloppe - doit-il lâcher prise, s'abandonner à une flânerie sans autre direction que sentir la vie, la ville, battre en lui. Ouvrir grand ses écoutilles afin de percevoir par tous ses sens mis en alerte les pulsations infimes des souvenances inscrites dans les plis des lieux parcourus. C'est à ce voyage immobile à la recherche du temps passé - il a grandi lui aussi à Lisbonne et fréquenté le fameux café Brasileira do Chiado - que nous convie Benjamin Perez, interprète sensible et passionné de cette bal(l)ade musicale et poétique au pays de Fernando Pessoa.

Mettre ses pas dans ceux d'un poète insaisissable - "Je suis le faubourg d'une ville qui n'existe pas, le personnage d'un roman pas encore écrit" - est une expérience à nulle autre pareille, ouvreuse de poésie potentielle. Laissant divaguer son imaginaire nourri des œuvres de Fernando Pessoa, il nous conduit au gré des musiques envoûtantes égrenées par le violon de Théodora Carla, sa complice au plateau, d'où s'échappent les accents du fado évoquant la saudade, cette douce mélancolie lisboète propre à celles et ceux qui ont connu l'exil. Mais aussi la frénésie de vivre libérée par les airs frénétiques de son accordéon venant prendre part à cette fête des sens.

© Marion Bigorgne.
© Marion Bigorgne.
La vie est ainsi faite qu'aucune sensation, qu'aucune idée, ne fasse dans l'instant surgir son contraire ; au lieu de l'annuler, par surprise elle l'enrichit. "Je ne suis rien… À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde", sentiment du vide en soi créant "physiquement", en l'instant, un foisonnement d'aspirations. L'inquiétante étrangeté, ce sentiment océanique dont nous parle Romain Rolland, se diffuse alors en nappes sonores pour nous envelopper dans ses limbes…

Nous sommes avec eux - Fernando Pessoa et son visiteur d'un soir, Benjamin Perez - dans le tramway de Lisbonne ressentant dans nos bras les trépidations transmises par les pavés disjoints. Avec eux nous buvons sans compter des verres de ginjinha au pouvoir enivrant. Nous brûlons nos vies comme naguère le poète… avant de retomber dans le doute existentiel, que sommes-nous à part des passants solitaires bientôt oubliés… Pensée aussitôt contredite, ou plutôt complétée, par un autre rebond… Une vie, "deux dates - celle de ma venue au monde et celle de ma mort. Entre une chose et l'autre tous les jours sont à moi".

© Marion Bigorgne.
© Marion Bigorgne.
Parfois, dans l'intimité d'un intérieur modeste, se posant dans un fauteuil éclairé par la lumière tamisée d'une lampe de chevet, il se saisit pensivement d'un carnet d'où il extrait quelques aphorismes… "La veille de ne jamais partir, il n'y a rien à faire… Quelle tranquillité de n'être pas intranquille. … N'être arrivé à rien… Quelle joie de ne pas avoir à être joyeux…" Et ces mots prononcés prennent corps en lui pour "le mettre au monde", le relier à son guide. Son visage s'illumine alors, ou s'assombrit, c'est selon. Les sentiments contradictoires se bousculent au rythme de ses rencontres. Lorsqu'une cartomancienne de rue lui tire les cartes en lui prédisant un grand succès pour sa poésie, il exulte. Quand il pleut sur Lisbonne, il pleure en lui, "Je me suis aperçu que je n’étais personne. La ville déserte… On m'a volé le pouvoir d'être, avant que le monde soit".

Errance exaltée, déshérence abattue, le chemin parcouru dans Lisbonne - personnage fabuleux à elle seule - le ramène inexorablement vers son point de départ. Tout est boucle… La précieuse valise où furent retrouvés les manuscrits éparpillés de ce qui deviendra plus tard le "Livre de l'Intranquillité", est là, devant lui, elle l'attend recelant la somme des pensées d'un passé à recomposer. Une bible pour tenter d'approcher les mystères de ce poète ayant fait de la littérature son viatique, "la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas".

© Marion Bigorgne.
© Marion Bigorgne.
Embarqués dans ce voyage immobile à deux voix (le Portugais et le Français), nous devenons à notre tour Fernando Pessoa coiffé de son chapeau légendaire… Sur nos lèvres, nous ressentons les baisers brûlants de toutes les rencontres, ceux de toutes les invites obscènes. À sa suite, nous avons couché avec tous les sentiments, avons été le maquereau de toutes les sensations. Les frontières entre identités et altérités ont volé en éclats et la fulgurance rimbaldienne "je est un autre" coule dans nos veines.

Si nous nous retrouvons flottant sur le nuage de l'énigmatique étranger à lui-même, si le transfert magique a pu se produire, c'est parce qu'un héritier des clochards célestes égaré dans Lisbonne, aussi convaincant dans ses transports exaltés que dans ses abattements de taiseux, s'est lui-même confondu en Fernando Pessoa. Pessoa dont - comme une mise en abyme subliminale de sa filiation généalogique - le nom en portugais signifie… "personne".

Vu le mercredi 28 juillet 2021 au Théâtre de la Carreterie à Avignon.

"Requiem pour Pessoa"

© Marion Bigorgne.
© Marion Bigorgne.
Texte : Benjamin Perez d'après Fernando Pessoa.
Metteur en scène : Benjamin Perez.
Avec : Benjamin Perez, Théodora Carla.
Musique : Théodora Carla.
Régisseur : Louis Marpinard.
Cie Ars Poetica - Cabo Mundo.
Durée : 1 h 05.

•Avignon Off 2021•
A été représenté du 6 au 30 juillet 2021.
Tous les jours à 16 h 20, jours pairs.
Théâtre de la Carreterie, 101, rue de la Carreterie, Avignon.
Tél. : 07 69 71 98 12 ou 04 90 87 39 58.
>> carreterie.com

Yves Kafka
Mercredi 4 Août 2021

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© Ève Pinel.
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© Betül Balkan.
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