Alban Berg a vingt-neuf ans quand il découvre le "Woyzeck" de Georg Büchner dans un théâtre de Vienne en 1914. Le drame (inachevé) d'un soldat meurtrier éponyme (1) du jeune dramaturge disparu à vingt-trois ans (en 1837) est un tel choc qu'il se met immédiatement au travail. Le compositeur ramène les vingt-sept scènes à quinze, réparties par cinq en trois actes, dans une adaptation qui signera son premier opéra (le seul achevé).
Il lui faudra attendre 1921 pour finir la partition et quatre ans encore pour voir sa création au Staatsoper de Berlin sous la baguette du chef mythique Erich Kleiber - avec un succès qui lui assurera une renommée non négligeable au sein de ce qui deviendra la Seconde École de Vienne pour les historiens.
Ce compositeur surdoué, quasiment autodidacte jusqu'à sa rencontre avec son maître Arnold Schönberg en 1904, a la santé fragile - il souffre d'asthme. Il voit la confirmation de sa vision du monde dans son expérience de la première guerre mondiale. Après les scandales déclenchés par ses œuvres (et celles de Schönberg et Webern) dans les concerts avant-guerre, il connaît l'humiliation d'être commandé par des imbéciles indifférents, cerné par des brutes pendant sa préparation militaire en caserne.
Il lui faudra attendre 1921 pour finir la partition et quatre ans encore pour voir sa création au Staatsoper de Berlin sous la baguette du chef mythique Erich Kleiber - avec un succès qui lui assurera une renommée non négligeable au sein de ce qui deviendra la Seconde École de Vienne pour les historiens.
Ce compositeur surdoué, quasiment autodidacte jusqu'à sa rencontre avec son maître Arnold Schönberg en 1904, a la santé fragile - il souffre d'asthme. Il voit la confirmation de sa vision du monde dans son expérience de la première guerre mondiale. Après les scandales déclenchés par ses œuvres (et celles de Schönberg et Webern) dans les concerts avant-guerre, il connaît l'humiliation d'être commandé par des imbéciles indifférents, cerné par des brutes pendant sa préparation militaire en caserne.
"Ici c'est l'enfer" écrira-t-il. Une expérience qui nourrira la scène de dortoir de l'acte II de "Wozzeck". S'il ne connaît pas l'horreur des tranchées (2), il constate comme beaucoup que les mises en garde sur la force de la pulsion de mort révélée par Freud n'ont pas évité le bilan désastreux d'une des premières tueries de masse du XXe siècle.
C'est de ce désespoir, signant la fin de l'Histoire hégélienne avec sa raison agissante, et de la compréhension de ce qu'est désormais la vie des prolétaires exploités, vaincus dès la naissance (c'est la scène finale de l'opéra) que se nourrira son drame souvent burlesque, éminemment tragique. Puisque la déréliction métaphysique est devenue l'horizon indépassable de l'humanité (idée prophétisée dans Büchner), Alban Berg - comme Arnold Schönberg - donnera à son œuvre la force de la nécessité, absente du monde, et à la révolution du langage atonal la capacité de sa traduction : l'art pour ne pas "se pendre" (II, 2).
Ce langage musical synthétise les formes du passé, leur libération et les "inventions" du compositeur (3) dans une architecture qui embrasse et transcende le destin du soldat. Ce que Berg appelle "l'Idée" : un opéra au point de vue amoral, qui remet en question en trois actes la vanité des discours creux (comme ceux du Capitaine et du Docteur sur la morale bourgeoise, sur le libre-arbitre et sur Dieu), autant dire aussi des formes musicales de l'ancien monde comme de l'ancienne harmonie, caduques.
C'est de ce désespoir, signant la fin de l'Histoire hégélienne avec sa raison agissante, et de la compréhension de ce qu'est désormais la vie des prolétaires exploités, vaincus dès la naissance (c'est la scène finale de l'opéra) que se nourrira son drame souvent burlesque, éminemment tragique. Puisque la déréliction métaphysique est devenue l'horizon indépassable de l'humanité (idée prophétisée dans Büchner), Alban Berg - comme Arnold Schönberg - donnera à son œuvre la force de la nécessité, absente du monde, et à la révolution du langage atonal la capacité de sa traduction : l'art pour ne pas "se pendre" (II, 2).
Ce langage musical synthétise les formes du passé, leur libération et les "inventions" du compositeur (3) dans une architecture qui embrasse et transcende le destin du soldat. Ce que Berg appelle "l'Idée" : un opéra au point de vue amoral, qui remet en question en trois actes la vanité des discours creux (comme ceux du Capitaine et du Docteur sur la morale bourgeoise, sur le libre-arbitre et sur Dieu), autant dire aussi des formes musicales de l'ancien monde comme de l'ancienne harmonie, caduques.
On aurait cependant tort de penser que "Wozzeck", à la conception formelle puissante toujours subordonnée à l'expression la plus vraie, est le chef-d'œuvre d'une avant-garde désincarnée insoucieuse de ses effets sur le public. Une fausse réputation qui est pourtant vivace parmi ceux qui connaissent mal l'opéra. Cette partition incendiaire enfièvre avec le génie d'écriture du compositeur viennois les tableaux hallucinés d'une conscience qui vacille.
Hanté par les pressentiments, les menaces, les imprécations et avec ses rares trêves de tendresse (le personnage de Marie), le discours musical - un des plus brillants d'un point de vue orchestral qui soit - déploie sa logique dramatique implacable jusqu'au sublime interlude en ré mineur (4), vrai acmé de l'opéra à l'acte III. De la fosse à Bastille tout est souverainement dit dans un large spectre, de l'ironie à la pure noblesse compassionnelle, grâce à un orchestre galvanisé par Michael Schonwandt.
La reprise de la production du metteur en scène suisse constitue donc l'occasion de vérifier le caractère non fondé des procès injustes qu'on fait parfois à l'opéra. Véritable choc émotionnel et musical, il trouve avec Marthaler une actualisation pertinente de ses thèmes : la solitude du "pauvre diable" dans un monde vide mais belliqueux, la peur de la femme - ce mystère qu'il faut tuer avant de disparaître dans l'indifférence générale.
Hanté par les pressentiments, les menaces, les imprécations et avec ses rares trêves de tendresse (le personnage de Marie), le discours musical - un des plus brillants d'un point de vue orchestral qui soit - déploie sa logique dramatique implacable jusqu'au sublime interlude en ré mineur (4), vrai acmé de l'opéra à l'acte III. De la fosse à Bastille tout est souverainement dit dans un large spectre, de l'ironie à la pure noblesse compassionnelle, grâce à un orchestre galvanisé par Michael Schonwandt.
La reprise de la production du metteur en scène suisse constitue donc l'occasion de vérifier le caractère non fondé des procès injustes qu'on fait parfois à l'opéra. Véritable choc émotionnel et musical, il trouve avec Marthaler une actualisation pertinente de ses thèmes : la solitude du "pauvre diable" dans un monde vide mais belliqueux, la peur de la femme - ce mystère qu'il faut tuer avant de disparaître dans l'indifférence générale.
Avec sa scénographe Anna Viebrock, il a imaginé un de ces endroits sans âme de notre modernité où travaillent et errent les gens de rien : ces chaînes de fast-food, ces aires d'autoroutes, avec jeux et tables de pique-nique auxquelles fait penser ce hangar où Wozzeck trime sans relâche, au milieu d'une foire du trône sordide.
La distribution emporte de même l'adhésion pour un opéra où toutes les modalités du chant s'épanouissent. Si le Capitaine de Stephan Rügamer semble en retrait, Nicky Spence (Andrès), Stefan Margita (Le Tambour-Major), Kurt Rydl (Le Docteur) - fantastique grotesque - et la Marie touchante de Gun-Brit Barkmin imposent sans peine leurs personnages autour du baryton Johannes Martin Kränzle, Wozzeck humble, fatigué et condamné d'avance. Dans les seconds rôles, la Margret d'Eve-Maud Hubeaux brûle les planches - voilà bien la mezzo dont les scènes ne peuvent plus se passer. Citons aussi les deux ouvriers incarnés par Mikhail Timoshenko et Tomasz Kumiega, valeureux titulaires de l'Académie.
(1) Ce fait-divers défraie la chronique à l'époque de Büchner.
(2) Berg sera affecté au Ministère de la Guerre à cause de son asthme.
(3) Chaque scène est identifiée par "Cinq morceaux de caractère" à l'acte I (Suite, rhapsodie, marche militaire et berceuse, passacaille, andante), cinq mouvements d'une "Symphonie" au II et par "Six inventions" à l'acte III (sur un thème, une note Si, un rythme, un accord de six notes, un ton de ré mineur, et une trille).
(4) La réminiscence tonale hante la partition du compositeur de l'atonalisme expressif.
Spectacle vu le 26 avril 2017.
La distribution emporte de même l'adhésion pour un opéra où toutes les modalités du chant s'épanouissent. Si le Capitaine de Stephan Rügamer semble en retrait, Nicky Spence (Andrès), Stefan Margita (Le Tambour-Major), Kurt Rydl (Le Docteur) - fantastique grotesque - et la Marie touchante de Gun-Brit Barkmin imposent sans peine leurs personnages autour du baryton Johannes Martin Kränzle, Wozzeck humble, fatigué et condamné d'avance. Dans les seconds rôles, la Margret d'Eve-Maud Hubeaux brûle les planches - voilà bien la mezzo dont les scènes ne peuvent plus se passer. Citons aussi les deux ouvriers incarnés par Mikhail Timoshenko et Tomasz Kumiega, valeureux titulaires de l'Académie.
(1) Ce fait-divers défraie la chronique à l'époque de Büchner.
(2) Berg sera affecté au Ministère de la Guerre à cause de son asthme.
(3) Chaque scène est identifiée par "Cinq morceaux de caractère" à l'acte I (Suite, rhapsodie, marche militaire et berceuse, passacaille, andante), cinq mouvements d'une "Symphonie" au II et par "Six inventions" à l'acte III (sur un thème, une note Si, un rythme, un accord de six notes, un ton de ré mineur, et une trille).
(4) La réminiscence tonale hante la partition du compositeur de l'atonalisme expressif.
Spectacle vu le 26 avril 2017.
Prochaines dates :
mardi 2, vendredi 5, mardi 9, vendredi 12 et lundi 15 mai 2017 à 19 h 30.
Opéra national de Paris.
Place de la Bastille 75012.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr
"Wozzeck" (1925).
Opéra en trois actes.
Musique et livret de Alban Berg.
En allemand surtitré en français et en anglais.
Durée : 1 h 45 sans entracte.
mardi 2, vendredi 5, mardi 9, vendredi 12 et lundi 15 mai 2017 à 19 h 30.
Opéra national de Paris.
Place de la Bastille 75012.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr
"Wozzeck" (1925).
Opéra en trois actes.
Musique et livret de Alban Berg.
En allemand surtitré en français et en anglais.
Durée : 1 h 45 sans entracte.
Michael Schonwandt, direction musicale.
Christoph Marthaler, mise en scène.
Anna Viebrock, décors et costumes.
Joachim Rathke, assistant à la mise en scène.
Olaf Winter, lumières.
Malte Ubenauf, dramaturgie.
Johannes Martin Kränzle, Wozzeck.
Stefan Margita, Tambourmajor.
Nicky Spence, Andrès.
Stephan Rügamer, Hauptmann.
Kurt Rydl, Doktor.
Mikhail Timoshneko, Erster Handwerksbursch.
Tomasz Kumiega, Zweiter Handwerksbursch.
Rodolphe Briand, Der Narr.
Christoph Marthaler, mise en scène.
Anna Viebrock, décors et costumes.
Joachim Rathke, assistant à la mise en scène.
Olaf Winter, lumières.
Malte Ubenauf, dramaturgie.
Johannes Martin Kränzle, Wozzeck.
Stefan Margita, Tambourmajor.
Nicky Spence, Andrès.
Stephan Rügamer, Hauptmann.
Kurt Rydl, Doktor.
Mikhail Timoshneko, Erster Handwerksbursch.
Tomasz Kumiega, Zweiter Handwerksbursch.
Rodolphe Briand, Der Narr.