La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•Off 2022• "Leurs enfants après eux" Portrait doux-amer d'une génération à réenchanter

Porter au plateau l'univers tissé de nuances subtiles de Nicolas Mathieu (prix Goncourt 2018 pour son roman éponyme) apparaissait "sur le papier" de l'ordre de la pure gageure. Sous l'impulsion d'un jeune metteur en scène audacieux, sept jeunes filles et garçons débordant d'envie de relever le défi "livrent" là une version époustouflante de vérité, exhalant l'essence de l'écrit original pour en délivrer les substances enivrantes. Un grand moment de théâtre à mettre à l'actif d'une troupe plus que prometteuse.



© Yannick Perrin.
© Yannick Perrin.
Tout commence par la musique d'un ovni musical venu de Seattle et déferlant sur le plateau où sept jeunes gens, d'une petite ville de l'est de la France - où les hauts fourneaux ne sont plus que des taches assombrissant l'horizon des zones pavillonnaires -, s'apprêtent à faire leur éducation sentimentale. Pendant que Nirvana secoue les consciences, percutant le vague à l'âme de ses beats explosifs - on est au début des années quatre-vingt-dix où l'idée soixante-huitarde de révolution est déjà à classer aux archives de l'Histoire -, eux vont vivre les émois de trajectoires amplement déterminées à leur insu par leur milieu d'appartenance.

S'enchaîneront des tableaux traversant six années (du tube stupéfiant "Smells Like Teen Spirit" en 92 à la coupe du monde 98) de la vie de ses ados pubères (Anthony, le protagoniste, ayant quatorze ans quand commence l'action) devenant de jeunes adultes, et de leurs aînés (leurs parents) confrontés, eux aussi, au dur de la réalité qui résiste. Ces fragments bruts d'existences prises entre émois, rêves et revers, constituent la matière vivante "travaillée" par ces jeunes acteurs, affichant dans leurs vêtements et leurs postures les traces du temps qui passe.

© Yannick Perrin.
© Yannick Perrin.
L'emprunt clandestin de la moto du père (modèle 82 !) par le fils, voulant rejoindre son cousin afin d'entreprendre une virée nocturne, se révèle être la scène primitive "embrayant" le courant déferlant qui, sans jamais faiblir, va irriguer le plateau, sorte de kaléidoscope géant reconstituant des moments de vie à vif. Succède, à celle de la rentrée à pied (la moto a été volée…) au petit matin d'une nuit piteuse où les velléités de flirt d'Anthony sont tombées à l'eau, la scène de l'entretien d'embauche d'Hacine (le voleur potentiel de la précieuse bécane) où la césure entre deux mondes (celui d'un fils d'immigré refusant d'avoir la même vie que celle de ses parents exploités, et celui décalé d'une conseillère au retour à l'emploi) éclate.

Et quand il prend l'idée à Anthony de se rapprocher du caïd local pour tenter de récupérer la moto du paternel, on est pris avec lui dans les rets des réseaux des petits trafiquants de coke, eux-mêmes victimes d'un système qui les broie. Ainsi, dans les friches industrielles du monde de la consommation libérale de ces années sida, se développe une économie souterraine de survie. L'action, en même temps qu'elle est investie par chaque acteur, est commentée en direct par le personnage marquant une pause face au public, ou encore par les autres personnages commentant "de l'extérieur" le contexte et apportant en écho un éclairage sociologique sur ces événements microscopiques.

On retrouve dans cette mise en abyme permanente, les mêmes préoccupations que celles qui animaient Didier Eribon ("Retour à Reims") ou encore Victor Louis ("Qui a tué mon père ?") pour éclairer les destins individuels par l'analyse du contexte social qui les co-produit. Défileront à un rythme soutenu les tableaux des émois amoureux plus ou moins heureux du "héros" de cette histoire, ses premières extases, ses déboires. Il y aura l'amoureuse de "la première fois" dont les parents vivaient une vie tranquille dans leur pavillon confortable, avec les mantras réglant les existences des gens rangés - "à chacun ses goûts, quand on veut on peut" - avant qu'un cancer ne vienne perturber ce monde millimétré. Elle le larguera d'ailleurs en douceur à son retour du service militaire, sans qu'il ne puisse jamais revoir ses seins à jamais manquant.

© Yannick Perrin.
© Yannick Perrin.
Il y aura la rixe avec Hacine, enfant d'un père marocain ayant quitté le bled pour la Terre Promise du pays d'accueil, et lui le fils retournant au Maroc pour en revenir avec 45 kg de résine de cannabis dans ses bagages. Il y aura le père d'Anthony, cet homme blessé, ayant perdu son premier travail et croyant trouver dans l'alcool une rémission à ses peines, alors que ce faux ami lui fera tout perdre, jusqu'à la vie. Il y aura la mère d'Anthony, femme découvrant une liberté confisquée jusque-là. Et bien d'autres personnages encore, tous évoqués avec grande justesse. On les suivra pendant un peu moins d'une décennie. Ainsi d'Hacine, passager clandestin de sa propre vie, marié avec une jeune femme gentille et "adopté" par des beaux-parents, gentils, eux aussi, dont la vie manque cependant cruellement d'horizon d'attente.

Jusqu'à la chute où, dans le délicieux parfum des gaz d'échappement de la mob empruntée à Hamid - juste retour de l'histoire -, le héros sans qualités savourera l'effroyable douceur d'appartenir à ce monde, si implacable soit-il. Dans un dispositif scénique autant épuré qu'efficace, "leurs enfants après eux" se mettent à vivre de manière autonome, sans rien perdre de la beauté de la langue initiale alliant oralité et narrations écrites. Quant aux comédiens, ils semblent - tout comme le personnage de "La Rose pourpre du Caire" de Woody Allen - sortir en droite ligne des pages du roman de Nicolas Mathieu pour s'approprier, non sans jouissance, l'espace du plateau.

"Leurs enfants après eux"

Texte : Nicolas Mathieu (texte publié chez Actes Sud, prix Goncourt 2018).
Adaptation : Hugo Roux.
Mise en scène : Hugo Roux.
Avec : Tristan Cottin, Soufian Khalil, Jeanne Masson, Adil Mekki, Lauriane Mitchell, Eva Ramos, Édouard Sulpice.
Scénographie : Juliette Desproges.
Costumes : Alex Costantino.
Lumières et régie générale : Hugo Fleurance.
Habilleuse : Françoise Léger.
Son : Camille Vitté.
Collaboration artistique : Ferdinand Flame.
Stagiaire scénographie : Aouregan Floc'h.
Conception et réalisation perruques : Françoise Chaumayrac.
Production : Cie Demain dès l'Aube.
À partir de 15 ans.
Durée : 1 h 50.

•Avignon Off 2022•
Du 7 au 30 juillet 2022.
Tous les jours à 22 h 15, relâche le mardi.
Théâtre Le 11 Avignon, Salle 2, 11, boulevard Raspail, Avignon.
Réservations : 04 84 51 20 10.
>> 11avignon.com

Tournée
11 et 12 mai 2023 : Théâtre Les Allos, Cluses (74).

Yves Kafka
Jeudi 14 Juillet 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024