Ce titre énigmatique, "L'Autre fille", reprenant celui du roman autobiographique, introduit la rivale qui lui a disputé à distance sa vie, la sœur morte de la diphtérie deux ans avant qu'elle naisse, la sœur dont les parents se sont évertués à cacher l'existence. Faute d'avoir pu "parler l'absente", l'inconscient étant structuré comme un théâtre, il a fallu trouver la langue de "l'autre scène" pour laisser jaillir les émotions trop longtemps contenues, laisser s'écouler les humeurs noires de la haine qui sapent ses fondements, la seule échappatoire possible à l'extrême violence qui lui a été faite.
C'est là, dans cet espace protégé d'un bureau où s'accumulent pêle-mêle papiers et photos, que va prendre place (le double d') Annie Ernaux. Écrire la lettre libératrice. Dire cette inquiétante étrangeté ressentie quand lui revient, tel l'éclat d'une mémoire brisée, le souvenir de ce bébé photographié dans sa chemise brodée, elle croyait que c'était elle… Le livret de famille, hérité au décès des parents, affiche deux tampons, naissance et décès, en face du prénom de la première fille, un seul pour la seconde. Et pourtant, malgré cette évidence criante, elle ne peut l'entendre… Comment pouvoir penser l'impensable, comment envisager qu'elle ait été sa sœur, elle qu'elle n'a jamais touchée, elle dont ses parents ont toujours tu l'existence ?
C'est là, dans cet espace protégé d'un bureau où s'accumulent pêle-mêle papiers et photos, que va prendre place (le double d') Annie Ernaux. Écrire la lettre libératrice. Dire cette inquiétante étrangeté ressentie quand lui revient, tel l'éclat d'une mémoire brisée, le souvenir de ce bébé photographié dans sa chemise brodée, elle croyait que c'était elle… Le livret de famille, hérité au décès des parents, affiche deux tampons, naissance et décès, en face du prénom de la première fille, un seul pour la seconde. Et pourtant, malgré cette évidence criante, elle ne peut l'entendre… Comment pouvoir penser l'impensable, comment envisager qu'elle ait été sa sœur, elle qu'elle n'a jamais touchée, elle dont ses parents ont toujours tu l'existence ?
Elle est entrée morte, comme par effraction dans son existence d'enfant de dix ans, ce jour où elle a surpris des bribes de conversation entre sa mère et une cliente de l'épicerie…"ma petite morte de diphtérie"… complétée par ses paroles assassines "elle était plus gentille que celle-là"… Et puis le lourd silence, comme une chape de plomb refermée sur le corps de la Sainte au Ciel. Entre elle, le démon vivant, et ses parents, il y avait - définitivement - ce poids mort innommé, innommable, devenu en elle objet de son tourment. Lorsque l'instance parentale induit, sans le désigner, l'impératif de se taire, la réalité à peine entrevue est aussitôt frappée de forclusion. La fillette de dix ans devrait faire avec, comme si elle ne savait pas…
… Mais à quel prix, toute vérité tue (verbe taire), tue. Et puis cette "révélation" dominicale d'une sœur l'ayant précédée, en était-ce vraiment une ? N'en avait-elle pas auparavant eu le pressentiment, elle qui dormait dans un lit qui n'était pas le sien, elle qui allait à l'école avec un cartable qui avait appartenu à quelqu'un d'autre ? Et ensuite, devenue adulte, pourquoi n'avait-elle jamais su, pu, aborder avec ses parents le secret délétère ? Ce qui a été frappé du sceau de l'interdit, sans avoir eu droit aux mots pour l'énoncer, n'est plus dicible.
Alors ce passé qui n'arrive pas à passer en elle, elle doit l'exhumer par le truchement de l'écriture, son viatique. Elle se doit "cou-rageusement" d'y faire face, "reco-naître" pleinement la rage ressentie vis-à-vis de cette autre - la morte - qui lui a volé à son insu la part de vie qui lui revenait de droit. Les photos anciennes retrouvées, étalées sur le bureau, font office des cartes que l'on retourne… non pour prédire l'avenir, mais pour tenter désespérément d'exorciser le passé en le recomposant. Cela ne va pas sans libérer en elle des émotions destructrices accompagnant les brouillons de lettres chiffonnées et jetées violemment au sol. Autant de tentatives réitérées compulsivement pour recouvrer une identité qui lui a été ravie.
Colère et détresse, deux faces du même mal, se lisent sur le visage de celle qui incarne à s'y méprendre l'écrivaine. Sans fard, sans exagération intempestive, se dégage du moindre de ses gestes, de ses mimiques, de ses emportements, de ses silences, l'infinie douleur d'avoir été exclue d'elle-même par ce lourd secret familial, mais aussi le courroux salutaire, réflexe de survie.
La proximité avec l'actrice portant la voix de l'auteure est telle que, lorsqu'au terme de cette traversée, tournant le dos à la porte définitivement close en fond de scène, elle lâche ses mots à l'adresse de la sœur morte : "Cette lettre, tu ne pourras la lire, ce sont les lecteurs invisibles qui s'en saisiront. Comme m'est parvenue un dimanche de mes dix ans, la nouvelle de ton existence dans un récit dont je n'étais pas non plus la destinataire"… Nous nous en sentons devenir les dépositaires. Le transfert a bien eu lieu…
Par le biais de cette lettre, l'auteure a tourné une page. En nommant la morte, elle s'est identifiée comme vivante. Ainsi va la vie, les mots lui sont essentiels, et même s'ils sont lus ou entendus par d'autres que leurs destinataires, peu importe, ils participent à son existence.
Vu le dimanche 18 juillet 2021 à 11 h à La Reine Blanche, Avignon.
… Mais à quel prix, toute vérité tue (verbe taire), tue. Et puis cette "révélation" dominicale d'une sœur l'ayant précédée, en était-ce vraiment une ? N'en avait-elle pas auparavant eu le pressentiment, elle qui dormait dans un lit qui n'était pas le sien, elle qui allait à l'école avec un cartable qui avait appartenu à quelqu'un d'autre ? Et ensuite, devenue adulte, pourquoi n'avait-elle jamais su, pu, aborder avec ses parents le secret délétère ? Ce qui a été frappé du sceau de l'interdit, sans avoir eu droit aux mots pour l'énoncer, n'est plus dicible.
Alors ce passé qui n'arrive pas à passer en elle, elle doit l'exhumer par le truchement de l'écriture, son viatique. Elle se doit "cou-rageusement" d'y faire face, "reco-naître" pleinement la rage ressentie vis-à-vis de cette autre - la morte - qui lui a volé à son insu la part de vie qui lui revenait de droit. Les photos anciennes retrouvées, étalées sur le bureau, font office des cartes que l'on retourne… non pour prédire l'avenir, mais pour tenter désespérément d'exorciser le passé en le recomposant. Cela ne va pas sans libérer en elle des émotions destructrices accompagnant les brouillons de lettres chiffonnées et jetées violemment au sol. Autant de tentatives réitérées compulsivement pour recouvrer une identité qui lui a été ravie.
Colère et détresse, deux faces du même mal, se lisent sur le visage de celle qui incarne à s'y méprendre l'écrivaine. Sans fard, sans exagération intempestive, se dégage du moindre de ses gestes, de ses mimiques, de ses emportements, de ses silences, l'infinie douleur d'avoir été exclue d'elle-même par ce lourd secret familial, mais aussi le courroux salutaire, réflexe de survie.
La proximité avec l'actrice portant la voix de l'auteure est telle que, lorsqu'au terme de cette traversée, tournant le dos à la porte définitivement close en fond de scène, elle lâche ses mots à l'adresse de la sœur morte : "Cette lettre, tu ne pourras la lire, ce sont les lecteurs invisibles qui s'en saisiront. Comme m'est parvenue un dimanche de mes dix ans, la nouvelle de ton existence dans un récit dont je n'étais pas non plus la destinataire"… Nous nous en sentons devenir les dépositaires. Le transfert a bien eu lieu…
Par le biais de cette lettre, l'auteure a tourné une page. En nommant la morte, elle s'est identifiée comme vivante. Ainsi va la vie, les mots lui sont essentiels, et même s'ils sont lus ou entendus par d'autres que leurs destinataires, peu importe, ils participent à son existence.
Vu le dimanche 18 juillet 2021 à 11 h à La Reine Blanche, Avignon.
"L'Autre Fille"
Texte : Annie Ernaux.
Mise en scène : Jean-Philippe Puymartin, Marianne Basler.
Avec : Marianne Basler.
Lumière : Franck Thévenon.
Musique : Vincent-Marie Bouvot.
Collaboratrice artistique : Élodie Menant.
Durée : 1 h 10.
•Avignon Off 2021•
Du 7 au 25 juillet 2021.
Tous les jours à 11 h, relâche les 13 et 20 juillet.
Théâtre La Reine Blanche, 16, rue de la Grande Fusterie, Avignon.
Réservations : 01 40 05 06 96.
>> reineblanche.com
Tournée
30 novembre 2021 : Théâtre de Jonzac, Jonzac (17).
Mise en scène : Jean-Philippe Puymartin, Marianne Basler.
Avec : Marianne Basler.
Lumière : Franck Thévenon.
Musique : Vincent-Marie Bouvot.
Collaboratrice artistique : Élodie Menant.
Durée : 1 h 10.
•Avignon Off 2021•
Du 7 au 25 juillet 2021.
Tous les jours à 11 h, relâche les 13 et 20 juillet.
Théâtre La Reine Blanche, 16, rue de la Grande Fusterie, Avignon.
Réservations : 01 40 05 06 96.
>> reineblanche.com
Tournée
30 novembre 2021 : Théâtre de Jonzac, Jonzac (17).