La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Marthe"… Où il est question de la dépersonnalisation du sujet au nom de l’Art

"Marthe", Festival de Caves, Besançon

C’était à Besançon. Par la porte sur cour, presque une trappe. Les marches de l’escalier sont raides, la fraîcheur subite surprend : une odeur de salpêtre, peut-être.



© DR.
© DR.
Dans le noir profond de la cave, comme en un ciel de nuit, une lune qui diffuserait, en un léger voile, une lueur blafarde. Une silhouette noire distincte, une ombre à la voix précise, que le spectateur scrute et écoute. Au haut lointain comme une étoile du berger, éminemment proche.

Dans la profondeur d’une vraie cave, pour un nombre très réduit de spectateurs, Guillaume Dujardin met en scène "Marthe", la compagne du peintre Pierre Bonnard. Il explore les liens mystérieux, perceptibles par la seule œuvre, qui unissent le peintre et son modèle dans un même rite de l’Art, dans une même passion de la représentation qui les possède, puis les dévore totalement.

C’est, dans une explosion de couleurs, Marthe (Marie Champain) qui appelle à son souvenir les tableaux volés à son intimité. Qui revit, projette les joies et les colères et les dépits de sa vie.

C’est le modèle représenté à jamais dans l’éclatante jeunesse du premier jour, du premier regard que le peintre a eu d’elle. À jamais ébloui. Bonnard reproduira cet instant sa vie durant en dépit de toutes les vicissitudes. Dans la répétition des mêmes thèmes d’une jeunesse permanente. Qui a pour centre Marthe et son intimité.

© DR.
© DR.
C’est dans la traversée du temps, la succession des représentations où l‘on discerne sous la gaîté des couleurs, par les interprétations de la comédienne, les traces du vieillissement d’un modèle qui se sent épié, jamais regardé, le tarissement des sentiments que la surface de la toile dilate, que la juxtaposition des nuances conjure jusqu’à la toute fin. Lorsque tout se dilue et se noie dans les couleurs.

Dans la vraie vie, Marthe de Méligny vieillissait, était malade, perdait sa beauté. Elle avait épousé son peintre et révélé à l’occasion son mensonge. Marthe était un nom imaginé. Marthe était redevenue Maria. Maria Boursin. Marthe. Un rêve associé à un drame. Celui du suicide de Renée Montchaty, la jeune maîtresse du peintre.

Marthe est dans l’œuvre un objet à jamais en recomposition. Un souvenir de plus en plus imaginaire. Un rêve de peinture par lequel le peintre a dévoré son modèle, épuisé son souvenir, bu ses joies et ses amertumes. La peinture a tout recouvert.

© DR.
© DR.
Pour le spectateur qui écoute le texte, pour le regardeur qui voit les tableaux, c’est un étrange sentiment qui sourd. Derrière la gaîté des couleurs qui se fragmentent, comme en un vitrail apparaît comme un sentiment de perte de repère. Dans cette cave, dans l’intimité du spectacle s’opère comme un exorcisme de la mort et du mensonge. La traversée des apparences.

Ce que le metteur en scène, dans un mouvement de plus en plus silencieux, traduit magnifiquement.

Dans ce spectacle Marthe traverse le miroir qui la sépare de son double. Le personnage entre dans un diorama, se moule dans les tableaux, devient tableau lui-même jusqu’à l’ambiguïté ultime. Piégé, comme figé cruellement dans un miroir sans tain.

Dans Marthe, il est question de l’éblouissement, de l’aveuglement, de la disparition de l’Autre. Plongé qu’il est dans l’oubli de son être. Il est question de la dépersonnalisation du sujet au nom de l’Art. Au nom d’un rêve de beauté infini auquel le théâtre apporte la douceur d’une continuité. C’est un bonheur de comédienne. Et de spectateur.

"Marthe"

© DR.
© DR.
D’après Pierre Bonnard et Marthe de Meligny.
Texte : José Drevon.
Mise en scène : Guillaume Dujardin.
Avec : Marie Champain.
Compagnie Mala Noche.

Du 5 juin au 12 juin 2017.
A été joué du 19 au 24 mai 2017.
À 20 h.
Festival de Caves.
Les spectacles sont joués dans des caves et sous-sols. Les lieux sont tenus secrets jusqu’au soir de la présentation. Compte tenu de l’étroitesse des caves, le nombre de spectateurs est limité à 19. Pour ces deux raisons, il est indispensable de réserver au 03 63 35 71 04 ou en activant votre compte sur le site du festival >> festivaldecaves.fr

Jean Grapin
Mardi 30 Mai 2017

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024