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Théâtre

"Une Ombre vorace" Ceci n'est pas une ascension de l'Annapurna, c'en est une vraie fausse représentation…

Une forme itinérante qui nous mène loin, très loin dans un espace-temps où fiction et réalité culminent jusqu'à se confondre. Tissant, entre elles, des liens si troublants que le registre de la vérité fantasmée et de la fabulation vécue procure le vertige propre aux hautes altitudes… Vertige du protagoniste, un montagnard qui, sur le point de raccrocher, part résolument à l'assaut des pas de son père disparu dans l'ascension de l'Annapurna trente ans auparavant… Vertige de sa doublure au cinéma, l'acteur qui, choisi pour jouer à l'écran son rôle, rêve éperdument de gloire. Les deux hommes réunis par le même rapport au père, aimé et rival.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Une histoire comme on en lit dans les romans populaires, totalement inventée et pourtant tellement vraie… Une histoire de montagne qui, comme elle avec la fonte vertigineuse des glaciers, délivrera les secrets de l'âme humaine en proie au dévorant désir de reconnaissance. Une histoire dans l'histoire, qui donnera un film, qui donnera une pièce de théâtre…

Un grand panneau mobile deviendra mur d'escalade, un antique projecteur 16 mmm fera décor, deux tapis roulants disposés en parallèle serviront de mobiles aux soliloques des deux comédiens jouant les deux personnages. La fantasmagorie des épopées parallèles (l'ascension de l'Annapurna, pour l'un, et le tournage du film sur cette ascension, pour l'autre) relevant de l'imaginaire du spectateur, personne réelle d'une fiction à construire.

Le décor étant planté, silence, on joue… Face à nous, courant sur leurs deux tapis roulants, "le montagnard" et "l'acteur" racontent en écho, avec seulement un léger décalage, le moment crucial de l'ascension… Le vent glacial qui cingle le visage… La sensation de devenir aveugle sous la tempête de neige, d'être un point minuscule suspendu au-dessus d'une immensité immaculée… Le dévissage de la paroi rocheuse balayée par un vent extrême et la chute vertigineuse qui s'ensuit… L'atterrissage miraculeux dans une grotte… Et là, l'incroyable découverte…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
La narration brisant la linéarité de toute chronologie, on remontera aux origines du "projet Annapurna"… Une nuit d'insomnie… "L'ascension du Mont Ventoux" par Pétrarque, reçue en cadeau… le souvenir fulgurant de son père, alpiniste émérite, premier Français à avoir enchaîné autant de 8000 mètres… la voix de son père sur des cassettes retrouvées… sa voix à lui qui lui susurre de terminer l'ascension que son géniteur n'a pu conclure… l'espoir fou de devenir pour une fois meilleur que son idole disparue alors qu'il n'avait pas atteint l'adolescence.

En parallèle, l'acteur en proie à son vague à l'âme aggravé par la somnolence causée par la prise de médicaments… le coup de fil de son agent trouant sa morosité pour lui annoncer, contre toute attente, qu'il a été choisi pour jouer le rôle du montagnard parti à la conquête de l'Annapurna… Chacun dévide sa parole au rythme du tapis roulant, marque une pause pour commenter "de l'extérieur" son propre état d'esprit, ses propres attitudes. Récit conté bénéficiant ainsi d'un double miroir : le regard de soi sur soi et celui de l'autre sur soi.

Quant à l'ascension de l'Annapurna, elle sera rejouée "en direct" sur le plateau. Harnachés de baudriers et munis de cordes, les comédiens s'élancent au sommet du panneau central, rejouant pied à pied l'escalade de l'Annapurna. "L'acteur", censé tourner la scène dans les Andes argentines (moins cher pour la production), s'émerveille de la lumière bleue des projecteurs sur la neige, une lumière artificielle "créant du réel". Sur l'autre versant (du panneau), on suit la progression du "montagnard", animé d'un désir de vérité le conduisant à ne pas vouloir imiter son père, mais à l'être.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Mensonges et vérités, les deux versants du même… Suivra le bivouac à 6000 mètres, le manque d'oxygène, les maux de tête, la tempête de neige, le dévissage, suivi de la chute vertigineuse signant irrémédiablement les échecs (sportif et filial) du "montagnard", le fils n'ayant pas réussi à supplanter le père… Et c'est là qu'intervient la découverte miraculeuse de la grotte refuge, délivrant le fils – pouvant prendre soin du père – d'"une ombre vorace", réplique exacte de celle de l'ombre portée représentée par la Montagne anthropophage… Pendant ce temps, "l'auteur", censé rejouer la scène de la grotte dans un studio de Buenos Aires surchauffé, se débat avec le script tordant le récit du "montagnard" pour en proposer une version mélodramatique avec happy end à l'appui. Même avec un scénario débile, il se sent génial.

À l'occasion de cette expédition montagnarde dont l'objet affiché n'est rien moins que la conquête des sommets du monde, c'est du dévoilement de leur monde à chacun dont il va s'agir… Confrontés l'un et l'autre à la recherche de leur père respectif, les personnages sont amenés à se raconter des versions décalées. Si bien que les souvenirs de l'un chevauchant les souvenirs de l'autre, ils sont dans l'impossibilité de reconnaître quels sont les leurs… Ainsi naît une (belle) fable théâtrale sur les barrières (é)mouvantes entre réel et fiction, "réalisant" la vision des stoïciens de l'Antiquité pour lesquels la vie était une pièce de théâtre, et le monde, un spectacle.
◙ Yves Kafka

Vu le mardi 16 juillet 2024 au Théâtre Benoît XII d'Avignon.

"Une Ombre vorace"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Pièce commune Argentine - France.
Création Festival d'Avignon 2024.
Spectacle itinérant, en français.
Texte : Mariano Pensotti.
Mise en scène : Mariano Pensotti.
Assistants à la mise en scène : Juan Francisco Reato, Edward Fortes.
Avec : Cédric Eeckhout, Élios Noël.
Dramaturgie : Aljoscha Begrich.
Scénographie et costumes : Mariana Tirantte.
Musique et son : Diego Vainer.
Lumière : David Seldes.
Conseil artistique : Florencia Wasser (Grupo Marea).
Traduction : Christilla Vasserot.
Collaboration artistique : Laurent Berger.
Régie générale de l'itinérance : Émilie Larrue.
Régie générale de la production déléguée : Christophe Eustache.
Régie son : Sébastien Dorne.
Production Festival d'Avignon.
À partir de 15 ans.
Durée : 1 h 20.

Du 8 au 12 avril 2025.
Du mardi au samedi à 20 h sauf vendredi à 18 h 30.
Théâtre Dijon Bourgogne - CDN, Dijon (21), 03 80 30 12 12.
>> tdb-cdn.com

Tournée
Du 20 au 24 mai 2025 : Théâtre Silvia Monfort, Paris.
Juin 2025 : TDG - Scène conventionnée pour la danse et le cirque, Grasse (06).
Automne 2025 : Seuls en Scène, Princeton French Theater Festival 2025, Princeton (États-Unis).
Automne 2025 : Théâtre du Champ au Roy, Guingamp (22).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Mercredi 9 Avril 2025

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© Christophe Raynaud de Lage.
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Yves Kafka
30/08/2024