La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Les Maîtres Chanteurs du "Prince Igor" à Bastille

Entrée fracassante au répertoire de l'Opéra national de Paris du "Prince Igor" d'Alexandre Borodine. La belle partition du plus original des membres du Groupe des Cinq se révèle parfaitement défendue par une distribution de très haute volée sous la direction racée et puissante de Philippe Jordan.



© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
Il est des soirs historiques telle cette entrée au répertoire de l'unique opéra d'Alexandre Borodine, médité et composé pendant vingt ans et pourtant resté inachevé. "Le Prince Igor" au livret inspiré par l'épopée du Prince Igor de Novgorod-Siéviérski, souverain médiéval d'avant l'unification de la Russie, est une de ces œuvres pénétrée de l'âme slave et de la revendication panrusse caractéristique du XIXe siècle. Elle se situe naturellement dans la lignée de l'esthétique voulue par le Groupe des Cinq (1) auquel appartenaient Borodine et Rimski-Korsakov (2).

Grand opéra national donc, mettant en scène de vastes mouvements de foules (avec de nombreuses interventions de chœurs), des personnages historiques, une intrigue politique mais aussi sentimentale et une partition ouverte au folklore comme à la tradition vocale orthodoxe, "Le Prince Igor" se signale aussi par l'exaltation du mariage entre cultures russe et orientalisante - avec ses célèbres danses polovtsiennes (un mariage métaphorisé par celui du fils d'Igor et de la fille du Khan).

© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
Le public de l'Opéra de Paris a enfin pu découvrir sur scène une magnifique partition et ce, en dépit d'un livret remanié pour aller au plus fidèle (du projet de Borodine) et au plus court - trois heures quinze de musique quand même. Exit la majeure partie du troisième acte de 1890 (sur quatre) avec les rodomontades du Khan Gzak flanqué de ses guerriers, disparus aussi les scènes de supplication puis de trahison de la Kontchakovna pour les beaux yeux de Vladimir, fils d'Igor, et les débats houleux à la cour du Khan Kontchak après la fuite du prince. L'ouverture est également déplacée au début du troisième (en fait quatrième) acte comme le second monologue d'Igor.

Un pur bonheur d'abord venu de la fosse. Philippe Jordan galvanise son orchestre, le hissant à la hauteur d'un théâtre à la fois lyrique et épique. Par sa vision, il en extrait une matière sonore sombre et lumineuse souvent fascinante. La ferveur, ici, sert autant l'invention mélodique, le riche pouvoir évocateur des climats que la grande variété des contrastes (puissance rythmique des six épisodes des fameuses danses de l'acte II, déplorations et confidences d'Igor et de sa femme Iaroslavna, celles des chœurs - admirables - tour à tour peuple orphelin ou soldats prisonniers, truculence des bouffons). Les chanteurs, quant à eux, transcendent la soirée.

Elena Stikhina apporte sa jeunesse et son éclat au personnage de Iaroslavna. Avec une voix étendue, au beau timbre homogène dans tous les registres, elle montre tour à tour une vraie bravoure lirico spinto et une belle musicalité en interprète sensible et dévouée. Dans le second rôle féminin (hélas raccourci) de Kontchakovna, la mezzo géorgienne Anita Rachvelishvili est proprement fantastique. Dotée d'une voix au volume naturellement dense et ample, à la vocalité solide et incisive (sachant parfaitement jouer de sa raucité parfois), elle livre une interprétation tout simplement splendide. Face à elle, son amoureux, le Vladimir de Pavel Cernoch, use au mieux de ses qualités d'acteur et de ses possibilités vocales (avec un excès de fausset parfois).

Et c'est aussi le festival des grandes basses russes. Ildar Abdrazakov, tel son Boris Godounov sur cette même scène, est un Igor superlatif à la déclamation noble et expressive avec une souplesse, une densité et une ampleur de voix sans défaut. Il se montre capable d'élans sonores impressionnants comme de subtilité, et son charisme royal sert clairement un personnage peu gâté par le metteur en scène. Face à lui, le Khan Kontchak de Dimitry Ivashchenko n'offre pas moins de graves pleins et sonnants, de clairs-obscurs et de prestance.

© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
Dmitry Ulyanov, en Prince Galitski, mêle avec équilibre la faconde comique et l'insolence d'un personnage de débauché aux bouffées tyranniques. Ils pimentent tous une mise en scène assez terne, qui contredit constamment le livret et son contenu idéologique. Avec Barrie Kosky, dont c'est le premier travail à l'Opéra de Paris, le Prince Igor n'est plus un héros russe surmontant par amour (y compris patriotique) la honte de la défaite et de l'emprisonnement mais un chef malade, qui déçoit les attentes chimériques de son peuple.

Ce peuple versatile, caché dans les ténèbres du premier (et quasi unique beau) tableau du spectacle, comprend seulement à la fin de l'opéra - en pleine lumière et occupant toute la scène - qu'il doit prendre son destin en mains (en se moquant des oripeaux du Chef guerrier). Les deux déserteurs Skoula et Iérochka (Adam Palka et Andrei Popov vocalement un peu en retrait) se révèlent étonnement les héros de ce final anti-borodinien au possible.

Avec son parti-pris généralisant un propos devenu scie chez nos metteurs en scène (un peuple, des chefs d'état quelconques), ses costumes banals, son décor de villa laide avec piscine, ses soldats en treillis et avec mitraillettes (vu cent fois ailleurs), son morceau d'autoroute au dernier tableau et des exilés devenus très à la mode sur les plateaux (3), l'opéra ne brille guère du lustre attendu. Les ballets (entre danses urbaine et contemporaine) d'Otto Pichler, à tout le moins originaux, ne le desservent pas. Heureusement, les chœurs, les chanteurs et l'orchestre nous offrent magistralement l'épopée et les frissons attendus.

© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
(1) Le Groupe des Cinq militant pour un art national russe.
(2) Rimski-Korsakov et son élève Glazounov orchestrèrent les parties inachevées de l'opéra et en écrirent d'autres.
(3) La scène d'opéra comme miroir de notre époque ? Oui, mille fois oui, mais à condition que la vision du metteur en scène soit conforme à l'esprit du livret (ce qui n'est absolument pas le cas ici). Barrie Kosky n'a pas tout à fait volé les sifflets dont il a fait les frais lors de la première.


Du 25 novembre au 26 décembre 2019.
Captation en direct dans les cinémas français le 17 décembre 2019.
Sur France Musique le 25 janvier 2020 à 20 h.
Opéra national de Paris.
Place de la Bastille Paris 12e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr/

"Le Prince Igor" (1890).
Opéra en quatre parties (trois actes).
Musique et livret d'Alexandre Borodine (1834 - 1887).
Livret en russe surtitré en anglais et en français.
Direction musicale : Philippe Jordan.
Mise en scène : Barrie Kosky.
Décors : Rufus Didwiszus.
Costumes : Klaus Bruns.
Lumières : Franck Evin.
Chorégraphie : Otto Pichler.
Chef des Choeurs : José Luis Basso.
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris.
Durée : 3 h 45 avec un entracte.

Christine Ducq
Samedi 30 Novembre 2019

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024