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Théâtre

"La Sœur de Shakespeare", une création originale, corrosive et lumineuse d'après Virginia Woolf

Shakespeare, s'il a existé (puisque la question sur son identité – est-il ou n'a-t-il pas été ? – demeure), Shakespeare donc n'avait a priori pas de sœur. Que des frères. C'est Virginia Woolf qui lui en inventa une lors d'une conférence qu'elle donna en 1928 devant les étudiants de Cambridge, sur le thème Les Femmes et le roman. Un texte publié ensuite sous le titre Avoir une chambre à soi.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Inès Amoura incarne Virginia Woolf. Elle s'adresse au public. Elle porte un pantalon large, taille haute, une chemise blanche à fronces et une veste. Les cheveux tirés. Un habit d'époque, habit d'homme. Elle se tourne vers le fond de scène fait de pages de livres assemblés en rideau, elle l'ausculte attentivement, elle y recherche les œuvres écrites par des femmes, principalement durant l'époque Élisabéthaine, en vain. Absence totale de création artistique féminine durant la période. Par contre, dans la majorité des textes, qu'ils soient romans, poésies, théâtre, le sujet de prédilection est bien la femme… Paradoxe. Et colère. Et désarroi. Pause.

Devant ce constat, Virginia Woolf cherche les causes de cette absence totale de création féminine. Absence d'éducation des filles, quel que soit le milieu, mariage précoce en pleine adolescence, enfants, obligation pour elles d'assumer exclusivement les tâches ménagères, aucune autonomie financière, tutelle absolue des pères puis des maris, toutes ces raisons, ces systèmes, ont tué dans l'œuf tout espoir de création féminine. Alors, elle imagine ce qu'aurait été la vie d'une sœur de Shakespeare, aussi douée que lui, aussi éduquée que lui, dans ces conditions sociales inégales.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Elle apparaît sur scène, Judith Shakespeare, la sœur, sortant de derrière le rideau de pages, incarnée par Solenn Goix. Frêle, elle aussi vêtue en homme, mais portant une sorte de corset. Elle joue avec une cravate trouvée sur le bureau au bord de la scène. Mime de se pendre avec cet habit d'homme, car "n'importe quelle femme, née au XVIe siècle et magnifiquement douée, serait devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours mi-sorcière mi-magicienne, objet de crainte et de dérision", dira un peu plus tard Virginia.

La pièce, mise en scène par Juliette Marie, nous fait suivre pas à pas, mot à mot, la conception de cette conférence et l'invention de cette sœur qui en découle. Les deux actrices vont jouer ainsi à s'inventer cette existence et jouer quelques scènes de la vie de cette sœur et des combats qu'elle sera obligée de mener pour laisser éclore son talent quand son frère, son égal en talent, en imaginaire, en curiosité n'aura qu'à assumer des choix que la société ne lui interdira jamais.

Contrainte par son père d'épouser, autour de sa quinzième année, le fils du voisin de Stratford, elle fuit, se rend à Londres, tombe sous la protection d'un acteur, directeur de troupe, Nick Green, tombe enceinte, tente de devenir comédienne… en se travestissant en homme puisque les rôles étaient interdits aux femmes, écrivant encore et toujours en cachette jusqu'à ce que…

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
En plus de ces empêchements qui contraignaient les femmes à ne s'occuper que de tâches concrètes, les mentalités, les dogmes, les déclarations humiliantes les faisaient s'enfermer encore plus dans un profond sentiment d'infériorité. "C'est un évêque, je crois, qui a déclaré qu'il était impossible pour une femme, passée, présente ou à venir, d'avoir le génie de Shakespeare", cite encore Virginia. Des phrases aussi définitives que les clous enfoncés dans un cercueil venant d'autorités religieuses.

Inès Amoura et Solenn Goix, sous la direction de Juliette Marie, font de cette conférence un moment de partage amusé face à l'entêtement pathétique, mais aussi tragique, que les sociétés d'hommes ont déployé pour réduire l'esprit des femmes à leurs propres intérêts et leurs seuls besoins. Les musiques (incluant des compositions originales d'Inès Amoura) ainsi que le jeu très vif des deux actrices donnent un bon rythme au spectacle. L'ironie alterne avec le drame, avec générosité et talents.

"Donnez à la femme 500 livres de rente, donnez-lui "une chambre à soi", donnez-lui sa dignité, donnez-lui "cette forme humaine à laquelle il lui a si souvent fallu renoncer", et elle naîtra enfin à la création", nous dit encore Virginia Woolf. À bien entendre.
◙ Bruno Fougniès

"La Sœur de Shakespeare"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
D'après Virginia Woolf.
Traduction : Jean-Yves Cotté.
Collaboration à l'écriture : Inès Amoura et Solenn Goix.
Texte et mise en scène : Juliette Marie.
Avec : Inès Amoura et Solenn Goix.
Collaboration Artistique : Sarajeanne Drillaud.
Compositions originales : Inès Amoura.
Conseils lumière : Janphi Viguié.
Travail sonore : Tom Ménigault.
Par la Compagnie Reme.
Durée : 1 h 05.
À partir de 14 ans.

Du 5 avril Au 7 juin 2025.
Samedi à 19 h, Relâche le 24 mai.
Théâtre La Flèche, Paris 11e, 01 40 09 70 40.
Courriel : info@theatrelafleche.fr
>> theatrelafleche.fr

Bruno Fougniès
Mercredi 23 Avril 2025

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