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Théâtre

Dans "Les Plaines de la calamité", les maltraitances du passé finissent par s'écrouler en ruine

Un rêve qui devient cauchemar, quelque chose d'étrange, d'un peu surnaturel flotte, dès les premières secondes, sur la scène de la Reine Blanche. Des personnages passent dans une étroite bande de brume au lointain, les éléments du décor, un bar, une table de ferme, une lampe en suspension, se dessinent à contre-jour. Temps suspendu. Puis l'histoire commence. Et c'est le naturel, le à-peu-près-banal de la scène, avec son dialogue très quotidien, qui soudain prend des tonalités étranges.



© L.A. Dubos.
© L.A. Dubos.
On perçoit une atmosphère comparable aux chefs-d'œuvre angoissants d'un Alfred Hitchcock où la réalité ordinaire du départ va vite, on le pressent, se fissurer pour dévoiler les secrets ténébreux malfaisants ou pervers cachés sous les apparences. Et comme chez Hitchcock, l'héroïne est blonde, jolie, pleine de vie ; elle revient dans la maison de la famille après neuf ans d'absence. Une maison qui fut jadis un bar fréquenté, lieu de vie, de joie, d'ivresse, un bar maintenant déserté comme la plaine dans laquelle il est situé, déserté par tout le monde.

Là vivent encore ses deux jeunes sœurs, sa mère et son père, vieux, grabataire, alité, mourant. Il est la raison de son retour. Elle vient pour lui parler avant qu'il meure.

Alice Schwab, autrice et metteuse en scène, propose à ses personnages un monde en décomposition. En ruine. Un bar abandonné, dans une vallée devenue infertile, une famille désargentée, en survie, une mère qui semble un peu folle, mais dirigiste, à sauver les meubles, les apparences, les liens et des sœurs en asphyxie, et un père réduit au silence, au pouvoir de sa famille, toutes des femmes, toutes ces femmes qui l'entourent et prennent soin de lui.

© L.A. Dubos.
© L.A. Dubos.
C'est le western et son univers qui servent de code dans la narration de cette maison. Comme dans ce cinéma des années de gloire d'Hollywood, ce qui ne se dit pas est chargé de sens. Alice Schwab a choisi ce medium, et ce style, et cette imagerie de cowboys pour laisser naître et faire ressentir au public la complexité de la mémoire du viol. Elle exprime avec ce choix autant de pudeur par la distance qu'il impose que de force. L'étrangeté du monde qu'elle met en place, c'est la même étrangeté à laquelle est confrontée une victime d'inceste face à la normalité apparente de la vie familiale, qui continue malgré la violence, les tortures, à ne plus savoir si la réalité est le viol ou bien cette "normalité" qui sauve les apparences.

Toute la dramaturgie et le jeu des interprètes tendent au public ce miroir déformant, fuyant comme un paysage vu à travers l'air chaud, qui permet de faire ressentir le sentiment de perdition, la peur de la folie et l'insécurité totale dans laquelle une victime de violence sexuelle se retrouve d'un coup.

Et pourtant, le ton général de la représentation est vif, empli de scènes souvent drôles ou touchantes, émaillé de moments plus calmes, plus graves, où l'on sent que ce monde d'avant, ces souvenirs, cette maison doit finir de disparaître pour que l'avenir de celles qu'elle a démolies puisse exister. La vie, ici, est habile à cacher les blessures. Et toute la distribution s'emploie avec un bel ensemble à rester sur ce fil tendu entre le dit et le non-dit.
◙ Bruno Fougniès

"Les Plaines de la calamité"

© L.A. Dubos.
© L.A. Dubos.
Texte et mise en scène : Alice Schwab.
Avec : Marine Arena, Laurence Côte, Rémi Giordan, Noé Hermelin, Marie Narbonne, Leonor Oberson ou Romane de Stabenrath (en alternance) et une marionnette.
Intentions chorégraphiques : Lilou-Magali Robert.
Scénographie : Angèle Prédan et Alice Schwab.
Costumes : Louise Depardieu, Temuleen Nyamdorj et Caroline Schwab.
Marionnettes : Caroline Schwab - Atelier cinq à 10.
Création sonore : Clément Ferrigno.
Création lumière : Zoé Ritchie.
Production : Compagnie Prosodie.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 25.

Du 12 avril au 3 mai 2025.
Mardi et jeudi à 19 h, samedi à 18 h.
Théâtre de la Reine Blanche - Scène des Arts et des Sciences, Grande Salle, Paris 18e, 01 40 05 06 96.
>> reineblanche.com

Bruno Fougniès
Lundi 21 Avril 2025

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"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

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© DR.
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Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
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Brigitte Corrigou
12/04/2025
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© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

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30/08/2024