La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Fabuleux Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak à l'Opéra de Paris

Reprise de la production d'Andrei Serban de l'avant-dernier opéra de Verdi à l'Opéra de Paris avec une nouvelle distribution que domine le couple incandescent formé par Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak en Otello et Desdemona.



© Charles Duprat.
© Charles Duprat.
C'est la rencontre avec le poète et compositeur Arrigo Boito qui donne envie - après un silence de seize ans sur les scènes d'opéra depuis "Aïda" - à un Verdi septuagénaire de reprendre l'écriture d'une œuvre lyrique. Boito propose l'"Othello" de Shakespeare dont il soumet au compositeur né à Busseto une version très concentrée pour un livret à l'efficacité dramatique impressionnante. Les quatre actes sont même joués sans interruption pour la création à la Scala en 1887. C'est le deuxième opéra shakespearien de Verdi après "Macbeth" (créé en 1848 sur un livret de Francesco Maria Piave) et avant l'ultime "Falstaff" (deuxième livret dû à A. Boito) mettant un terme à la plus longue carrière opératique qui soit.

Mettant l'accent sur les relations entre des personnages aux psychés complexes, le compositeur italien parie sur une architecture générale de l'œuvre pensée en termes d'actes et plus seulement de numéros. Le langage harmonique se révèle également plus complexe avec une vision de l'orchestre qu'il a su faire évoluer avec le temps. "Otello" donne ainsi à entendre une descente aux enfers crépusculaire traversée des orages d'un orchestre au sein duquel les interventions d'instruments solistes se font véritables commentateurs du drame.

© Charles Duprat.
© Charles Duprat.
Ce cauchemar de la viralité du Mal est celui vécu par le gouverneur maure de Chypre, Otello, piégé par son enseigne Jago - dont il ignore la haine et les ambitions. Attisant perfidement la jalousie d'Otello, Jago sera à l'origine de la mort du général (au service de Venise) et de son épouse follement aimée, Desdemona.

La production d'un classicisme modeste du metteur en scène roumain Andrei Serban - pour sa troisième reprise in loco - pourra sembler platement illustrative à certains. Les décors dus à Peter Pabst sont pourtant beaux, évocateurs, nous transportant dans la Chypre de l'intrigue à une époque indéfinie qui n'est plus le XVe siècle d'origine. Outre le fait que l'on respire de ne pas devoir supporter une énième Desdemona en nuisette ou un Iago déguisé en clown voire en loubard (jolis costumes dus ici à Graciela Galàn) errant dans un parking souterrain, la part belle est faite incontestablement au drame noué par les personnalités (très creusées) des protagonistes et leurs relations. Le général maure invincible est un homme en fait fragile, qu'un Jago (ennemi qu'il prend pour son allié) peut facilement détruire après lui avoir fait descendre tous les degrés d'une chute que l'opéra prévoit : colère, haine de soi, angoisses, doutes, douleur, violence et remords. L'amour et la pureté mensongèrement mise en procès de Desdemona s'y heurteront comme la vague sur un rempart.

© Charles Duprat.
© Charles Duprat.
La direction de Bertrand de Billy ne parvient pas toujours à servir la superbe partition verdienne - avec un orage initial décevant, par exemple, pour un orchestre qu'on espérait plus sauvage. Se révélant parfois même ennuyeuse (avec un orchestre maison parfois sans pulsation ni éclat, un comble) en quelques endroits, la baguette du chef français offre pourtant quelques beaux moments (la rêverie orchestrale du duo amoureux à la fin de l'acte I ou la houle magnifique qui entraîne dans ses rouleaux, aux actes III et IV, les personnages prisonniers du piège tendu par la fatalité - dont Jago n'est que l'agent). Et les interventions solistes dans la fosse enrichissent de couleurs toujours plus belles cette palette - le hautbois dans le duo Iago/Otello dans l'acte II ou encore le cor anglais au début de l'acte IV avant la "Chanson du saule".

C'est avec une distribution de haut vol que le drame se noue de la plus bouleversante manière dans le chef-d'œuvre verdien. Si le Jago du baryton George Gagnidze se montre plus fielleux que diabolique avec une projection limitée et un jeu assez monochrome (tel un serviteur trop désinvolte du Mal), le Cassio séducteur et immature de Frédéric Antoun et le noble Lodovico de Paul Gay tiennent leur rang dans cette tragédie de la jalousie dont ils sont les témoins impuissants. Citons aussi l'Emilia de la mezzo Marie Gautrot, digne et loyale suivante de l'héroïne, et qui révélera la vérité.

Mais l'incandescence sur scène du couple formé par l'Otello de Roberto Alagna et la Desdemona d'Aleksandra Kurzak n'a que peu d'équivalent. Le ténor français incarne avec une générosité et une intensité rares toutes les facettes de son personnage : victorieux a priori invincible avec un "Esultate" triomphant comme jamais à l'ouverture, il est bouleversant ensuite à force de douleur intériorisée ou d'éclats d'orgueil et de violence irrépressibles. Déchiré et déchirant, le chanteur émeut aux larmes. Il n'est jusqu'à une légère altération de sa voix après l'entracte qui ne serve son interprétation d'un homme brisé, d'un soldat vaincu par lui-même. Du très grand art.

© Charles Duprat.
© Charles Duprat.
Aleksandra Kurzak est également une immense Desdemona avec une maîtrise parfaite du recitato melodico. Vibrante, brillante et d'une justesse totale, elle compose une épouse passionnée aux élans irrésistibles (que soutient une voix sans défaut) et cependant capable des nuances les plus fines - avec ces pianissimi superbes du quatrième acte. Elle porte haut les pathétiques sentiments de Desdemona, amoureuse sensuelle et innocente diffamée, douloureusement surprise de l'être et enfin prête à mourir malgré sa peur. Ce couple à la scène comme à la ville nous offre décidément un bonheur inégalable, celui de la vérité de sentiments flamboyants - ceux du meilleur théâtre.

Spectacle vu le 7 mars 2019.

Du 13 au 29 mars et du 1er au 4 avril 2019 à 19 h 30. Le 7 avril 2019 à 14 h 30.

Diffusion ultérieure sur France Musique.

© Charles Duprat.
© Charles Duprat.
Opéra national de Paris.
Place de la Bastille Paris 12e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Otello" (1887).
Dramma lirico en quatre actes.
Musique de Giuseppe Verdi (1813-1901).
Livret d'Arrigo Boito.
En italien surtitré en français et en anglais.
Durée : 2 h 55 (avec un entracte).

Christine Ducq
Lundi 11 Mars 2019

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024