La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Don Giovanni" à Aix, l'ivresse et la jeunesse en partage

Jean-François Sivadier retrouve la scène du Palais de l'Archevêché en cette 69e édition du festival et nous offre un superbe "Don Giovanni" plein de feu et de finesse, revivifié à l'énergie du théâtre de tréteaux. Dirigé par le fougueux Jérémie Rhorer, le chef-d'œuvre de Mozart, défendu par une troupe de jeunes chanteurs brillants et charismatiques, retrouve spontanéité et fraîcheur. À voir absolument.



© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
On ne présente plus ce "Don Giovanni" créé en 1787 à Prague avec un succès immédiat, cette "œuvre sui generis, incomparable et énigmatique" selon le spécialiste du compositeur, Alfred Einstein. Le chef-d'œuvre définitif dans lequel Mozart sut se saisir du mythe de Don Juan en laissant libre cours à son goût de la comédie comme celui de la tragédie, mêlées ici comme dans la vie.

Unique en effet avec ses alliances de styles normalement incompatibles dans l'esthétique classique : un opera buffa en deux actes avec son valet rusé et naïf, Leporello, ses paysans (Zerlina, Masetto), ses scènes de quiproquo ou de coups de bâton. Mais opera seria aussi (malgré son sous-titre "dramma giocoso") avec une noble Donna Anna poursuivant pour se venger son (possible) violeur et assassin de son père, suivie de son fidèle fiancé (Don Ottavio) ; offrant de surcroît une scène finale où une statue (le Commandeur) élève le drame au niveau métaphysique en entraînant le Libertin impénitent en enfer.

Une œuvre disparate et par là-même fascinante dont on ne saurait épuiser les somptuosités et les significations, qui se signale en cette nouvelle édition du festival par une réussite remarquable et ce, à tous les niveaux. Jean-François Sivadier en propose une vision rajeunie profondément théâtrale. Son "Don Giovanni" est autant un spectacle en train de se faire (une sorte de "work in progress") qu'une lecture précise, éclairante et remarquablement fine au service du drame mozartien.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Où a-t-on vu meilleure caractérisation des personnages et de leurs relations depuis longtemps ? Il fouille les psychés et fait par exemple de Leporello le double comique du séducteur ; un valet effrayé et fasciné par les transgressions accumulées de son maître. Celui-ci vole d'interdits en interdits comme malgré lui : une course à l'abîme presque inconsciemment menée, culbutant en vraie rock-star les filles et les valeurs morales.

Si l'avènement du surnaturel dans cette production est plus que mis en doute - le Commandeur étant une projection de Don Giovanni âgé - c'est que le Libertin est finalement châtié par une solitude irrémédiable. N'existant que par le regard et la vindicte des autres personnages, tous également entraînés par ce séducteur jusqu'au-boutiste, ce cataclysme facteur de désordre ne peut qu'embrasser le néant dans la dernière scène. Cette liberté vertigineuse qu'il propose, ils ont fini par la rejeter et tous lui ont tourné le dos. Christ abandonné d'une religion hédoniste, Don Giovanni demeure cependant le centre aveugle mais éclatant du drame alors qu'il vient contempler (après l'épilogue) la fosse de l'orchestre - comme il l'avait fait (en costume contemporain) pendant l'ouverture. Insaisissable Don Juan.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Pour autant on rit beaucoup durant les quasi trois heures du spectacle grâce à l'entregent sans faille des personnages comiques, en particulier celui de la basse Nahuel di Pierro, remarquable et truculent Leporello. Son Air du Catalogue à l'acte un ne s'oubliera pas de sitôt, comme son art du parlato-cantato. Le couple de paysans, Zerlina et Masetto, est à l'avenant. Julie Fuchs compose une Zerlina sensuelle et dégourdie, qui a tôt fait de s'attacher sans condition son irritable fiancé, le Masetto très convaincant de la basse Krzysztof Baczyk. Comment pourrait-il résister à ce soprano de velours, moelleux et flexible ?

Dans la production de J.F. Sivadier la distribution est décidément jeune, charismatique et brillante. Que dire du trio sérieux dont il faut bien reconnaître que les airs parfois ajoutés par Mozart pour satisfaire ses chanteurs semblent souvent un brin longuets et bien peu efficaces pour la ligne dramatique ? Il nous enchante ici et pas un moment ne pèse. Donna Elvira, l'épouse bafouée incarnée par la mezzo américaine Isabel Leonard, donne une belle épaisseur dramatique à son rôle et nous offre une ligne de chant de toute beauté.

Le ténor Pavol Breslik (doté d'une effroyable perruque) est un Don Ottavio suave et fiévreux. Son grand air "Il mio tesoro intanto", Everest bien connu du répertoire de ténor, témoigne d'une science du legato et de couleurs délectables. Sa Donna Anna ne passionne pas moins. La soprano italienne Eleonora Buratto lui apporte virtuosité et grâce cristalline ; un chant en outre non dénué des ombres délicieuses d'un caractère complexe ici.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Et puis il y a la révélation du Don Giovanni du baryton-basse canadien Philippe Sly - déjà remarqué dans "Au Monde", l'opéra de P. Boesmans à l'Opéra Comique. Dans le rôle du gentilhomme dissolu, il explose littéralement avec un talent juvénile, un engagement scénique non moins furieux que son personnage. À moins de trente ans (tous les chanteurs ont donc l'âge de leurs rôles), il compose un libertin inoubliable, un ogre sexy à l'ivresse contagieuse dont la course effrénée n'épargne personne, pas même lui. C'est bien le grand seigneur plein de verve à la voix agile, étendue, chaude et solide.

Dans la fosse, Jérémie Rhorer dirige sans pathos mais avec fougue Le Cercle de l'Harmonie (sur instruments anciens), son orchestre. Faisant le choix dès l'ouverture d'une battue nerveuse et dessinant les contours tranchants d'une partition dont on savoure chaque événement, le jeune chef - mozartien dans l'âme - nous entraîne dans une chevauchée tour à tour joyeuse et inquiétante, sans aucun temps mort. Tout au plus pourra-t-on regretter quelques silences trop appuyés.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Jusqu'au 21 juillet 2017 à 21 h 30.

Captation audiovisuelle en visionnage gratuit sur medici.tv jusqu'au 10 octobre 2017.

Théâtre de l'Archevêché.
13100 Aix-en-Provence.
Tel : 08 20 922 923.
www.festival-aix.com

"Don Giovanni" (1787).
Dramma giocoso en deux actes.
Musique de W.A. Mozart.
Livret en italien de L. da Ponte.
Durée : 3 h 10 avec entracte.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Jérémie Rhorer, direction musicale.
Jean-François Sivadier, mise en scène.
Alexandre de Dardel, décors.
Virginie Gervaise, costumes.
Philippe Berthomé, Lumières.

Philippe Sly, Don Giovanni.
Nahuel di Pierro, Leporello.
Eleanora Buratto, Donna Anna.
Pavol Breslik, Don Ottavio.
Isabel Leonard, Donna Elvira.
Julie Fuchs, Zerlina.
Krzysztof Baczyk, Masetto.
David Leigh, Il Commendatore.

English Voices, chœur.
Le Cercle de l'Harmonie.

Christine Ducq
Mercredi 12 Juillet 2017

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024