La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Cap au pire" L'avant-dernière œuvre de Beckett mise en corps par un Denis Lavant transcendant

Le noir se fait et le son des voix disparaît. C'est ainsi que commence "Cap au pire" au Théâtre 14. Silence et pénombre imposent une écoute, une attention, un affût du moindre mouvement, du plus petit son qui indiquerait que le spectacle va débuter. Que quelque chose va se passer. Silence et pénombre vont pourtant accompagner, ponctuer, habiller tout le spectacle.



© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Quand la lumière paraît sous forme d'un rectangle de lumière qui éclate au sol de blancheur, Denis Lavant se place l'avant des chaussures mordant ce petit rectangle comme s'il était juste au bord. Et puis le silence. Et puis "Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu'à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore." prononce la silhouette "mains inclinées sur crâne atrophié", tel un spectre aux traits inversés par l'éclairage venant d'en bas. Comme les enfants font peur aux adultes en braquant une torche sous leurs mentons.

Il y a en effet de la gaminerie encore dans le texte de Samuel Beckett, avec des éclats d'humour qui font briller la dérision de l'existence. Il y a surtout, dans ce texte comme dans la plupart des textes de l'auteur, une exploration des profondeurs de l'âme humaine. Ou plutôt, une fouille d'un état de conscience qui se fiche bien de toute l'apparence futile et sonnante de la vie belle.

Dans "Cap au pire", Beckett explore ce qui peut s'exprimer de l'humain lorsqu'il se trouve suspendu dans un instant. Enfermé dans un instant. L'écriture extrême, désarticulée, dégrammatalisée, désyntaxée, parfois déformée, qu'il emploie est la matière et le fond même de ce qu'il dit. Plus rythme que sens, il parvient pourtant à former des images, de l'imaginaire, un vieil homme qui tient la main d'un enfant comme un pont temporel, l'imaginaire qui semble finalement au centre même du propos.

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Denis Lavant se laisse devenir le conducteur de ce cheminement de mots. Au rythme, il ajoute le souffle, pourtant dans une immobilité totale. Le texte de Beckett bouillonne tranquillement en lui comme une marmite sur le coin du feu, et les mots s'envolent de sa bouche comme des vapeurs et dessinent dans la pénombre du plateau l'imaginaire âpre, presque cadavérique, fragile et puissant.

Lorsqu'on parle à Denis Lavant du personnage qu'il incarne, il rit et dit : "Quel personnage ?". C'est tout le paradoxe. Qu'il incarne avec tout son beau talent et, cependant, c'est bien la matière même du texte, des mots, de la parole qui agit sur scène. L'écriture est cependant bien la force appelée, comme on appelle un esprit autour d'une table de salon. Tout fait référence à cette discipline qui emporte celui qui la pratique dans un autre calcul du temps, un autre espace, une vision.

La mise en scène de Jacques Osinski empêche tout parasite susceptible de corrompre le texte. La pénombre domine pour ne laisser que l'acteur posé sur sa page blanche dire les mots. Laissant Denis Lavant dans une immobilité (qui n'empêche pas celui-ci de vivre ses mots en un joli vagabondage de l'esprit), tout le tragique, tout le comique du texte et toutes ces brisures qui montrent ces moments où l'âme tressaille et se fêle, sont ainsi mises en valeur.

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Cela demande une certaine exigence pour le spectateur, mais "Cap au pire" donne la rare occasion de toucher des zones obscures, sortes de terrains vagues de perdition que chacun porte craintivement caché en lui.
◙ Bruno Fougniès

"Cap au pire"

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Texte : Samuel Beckett.
Traduction : Édith Fournier (Éditions de Minuit)
Mise en scène : Jacques Osinski.
Avec : Denis Lavant.
Lumières : Catherine Verheyde.
Scénographie : Christophe Ouvrard.
Costumes : Hélène Kritikos.
Production Cie L’aurore boréale.
Avec le soutien du Théâtre des Halles, Scène d'Avignon.
À partir de 16 ans.
Durée : 1 h 30.

Du 24 septembre au 19 octobre 2024.
Mardi, mercredi, vendredi à 20 h, jeudi à 19 h et samedi à 16 h.
Théâtre 14, Paris 14e, 01 45 45 49 77.
>> theatre14.fr

Bruno Fougniès
Lundi 30 Septembre 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024