La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Le Pas Grand Chose" Un regard de côté pour illuminer le monde

Subvertir la pensée commune par des postures intellectuelles radicales, propres à faire passer ce pseudo conférencier circassien pour un autiste Asperger des plus performants, semble le crédo existentiel de cet artiste hors normes. Par le biais de son regard décalé, il recrée sous nos yeux un monde fabuleux, enchantant notre imaginaire et stimulant nos neurones assoupis.



© Elizabeth Carecchio.
© Elizabeth Carecchio.
Johann Le Guillerm, dès son apparition sur le plateau, poussant une improbable carriole-bureau à tiroirs, en impose. Son costume, sa cravate, sa tresse impeccable, sa voix monocorde… tout en lui dégage une inquiétante étrangeté mâtinée d'une sérénité au-dessus de tout soupçon. Comme si cet homme d'un autre temps, d'une autre époque, avait accumulé dans les plis de son être un savoir qui nous faisait défaut, nous les prisonniers de la caverne platonicienne condamnés à ne voir en toutes choses que le pâle reflet de nos vies formatées.

"Est-ce que quelqu'un dans la salle pourrait m'indiquer le chemin qui n'irait pas à Rome ?"… Dès sa première adresse au public, le ton est donné : si quelqu'un d'aventure, fort de ses nouveaux savoirs, s'était égaré là, conforté dans l'idée que la terre est ronde (suprême révélation datant d'à peine cinq cents ans) et que l'homme n'est pas maître en sa demeure (Freud, et la découverte de l'inconscient au début des années 1900), il pourrait illico "battre en retraite". Copernic, Galilée, Freud n'ont fait qu'ouvrir la voie… à nous de la poursuivre.

"La science de l'idiot" chevillée au corps, Johann Le Guillerm va faire exploser littéralement le prêt-à-penser confortant des idées manufacturées, fussent-elles actualisées, dupliquées à l'envi par la nécessité d'une reproduction sociale garante de l'ordre décliné par le savoir officiel. Penser autrement le monde, c'est ce qu'il fut amené à faire, d'abord à son corps défendant. Diagnostiqué enfant dys+++ (dyslexique, dysorthographique, etc.), il fut conduit à la rébellion de l'esprit en dessinant d'autres épures. Réflexe de survie.

© Elizabeth Carecchio.
© Elizabeth Carecchio.
Avec la qualité de l'obsessionnel avide de comprendre le vivant et l'inanimé en multipliant les angles d'observation, faisant fi de l'unicité de vue (on ne voit jamais qu'à 180 degrés, ce qui est derrière, ce sont les points aveugles), il va nous livrer, projeté en direct sur grand écran, ses minuscules expériences scientifiques échappant au "bon sens". Et ce, avec toujours le recul nécessaire qui l'amène à dire avec humour que démêler le monde - pour mieux démêler son propre sac de nœuds - ne l'a pas rendu plus limpide. Mythe de Sisyphe.

Faire le point sur les points… C'est en regardant les points - et penché sur son bureau, il s'exécute - qu'il fit la rencontre des Patati et Patata. Le rapport graphique des amas, le chantier des graphes, le rien et le pas quelque chose (chiffres 0 et 1), le chantier de l'irréductible, l'anamorphose "éclairante" du monde courbe vers le monde droit… Mais aussi des chantiers plus pratiques où sont observés, manipulés, non plus des ronds et des nombres naturels mais des produits offerts par la nature.

Et parmi eux, la banane - comme dans l'art contemporain où le prix récemment affiché de 120 000 dollars d'une banane ordinaire scotchée sur l'un des murs du musée de Miami a flambé littéralement… en attisant l'appétit d'un autre performer - occupe une place de choix. Muni d'un régime, il en extrait trois qu'il soumet à un examen minutieux. L'une d'entre elles - démonstration à l'appui - "sait faire un peu quelque chose" (14 oscillations sur elle-même !) lorsqu'il l'effleure, les autres pas. Il est vrai que la banane partage 50 % de ses gènes avec l'homme, et vice-versa. Mais comme toute banane a une fin en soi, fût-elle plus douée que les autres, l'artiste la mange devant nous pour prouver… qu'elle n'était point truquée.

© Elizabeth Carecchio.
© Elizabeth Carecchio.
Suivront d'autres expérimentations, comme le chantier de la clémentine épluchée (prouvant que ce que je vois me cache ce que je ne vois pas), celui des pâtes serpentines douées de mouvements, ou encore celui du végétal se déplaçant comme par magie, autant de découvertes montrant que le chercheur est idiot… s'il ne cherche pas.

Quant à la chute inénarrable qui vaut son pesant de poésie incongrue, elle le verra partir, juché sur sa carriole-bureau dotée de sa dernière invention, la demi-roue (la roue ayant été inventée bien avant celle du zéro, et la vérité demeurant depuis une demi-vérité toujours à explorer). Génial, truculent, scientifiquement incontestable, le chef-d'œuvre du maître des chimères réalistes se réalise devant nos yeux, prenant corps au travers du sien. Tout est vrai, rien n'est truqué, le réel révélé nous transcende en nous extrayant de notre carapace de préjugés.

"Étonnant non ?" aurait pu ajouter - en écho à cette stupéfiante performance du "praticien de l'espace des points de vue" - Pierre Desproges dans "La Minute nécessaire de monsieur Cyclopède", faisant, tout comme l'iconoclaste circassien, voler en éclats la non-pensée du conformisme établi.

"Le Pas Grand Chose, tentative pataphysique ludique"

© Elizabeth Carecchio.
© Elizabeth Carecchio.
Conception, mise en scène et interprétation : Johann Le Guillerm.
Régie lumière : Flora Hecquet.
Régie Vidéo : David Dubost.
Création lumière : Anne Dutoya.
Création sonore : Alexandre Piques.
Vidéo graphiste : Christophe Rannou.
Costume : Anaïs Abel.
Fabrication et construction : Silvain Ohl, Alexandra Boucan.
Production : Cirque ici - Johann Le Guillerm.
>> johannleguillerm.com

A été représenté les 10 et 11 novembre 2019 au Carré-Colonnes - scène conventionnée d'intérêt national art et création, Blanquefort (33).

Tournée
30 et 31 janvier 2020 : CDNO - Centre dramatique national, Orléans (45).
12 et le 13 mars 2020 : Les Quinconces L'Espal - scène nationale, Mans (72).

Yves Kafka
Samedi 21 Décembre 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024