La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Trompe-la-Mort" à Paris, le Balzac diabolique de Luca Francesconi et Guy Cassiers

La création mondiale de la commande de l'Opéra de Paris pour la saison 2016-2017 du "Trompe-la-Mort" de Luca Francesconi, d'après deux romans de La Comédie humaine de Balzac, a eu lieu le 16 mars sur la scène de Garnier. Porté par une distribution de grande classe et une mise en scène somptueuse, l'œuvre se signale par une conception d'une rare finesse.



© Kurt Van der Elst/OnP.
© Kurt Van der Elst/OnP.
C'est dans le cadre de commandes à des compositeurs en vue à partir de chefs-d'œuvre de la littérature française (1) que le compositeur Luca Francesconi propose cette saison ce "Trompe-la-Mort", adapté de deux romans de Balzac. Trompe-la-Mort - alias Vautrin, alias Jacques Collin, alias Abbé Herrera - est ce personnage fascinant qui tisse sa toile au cœur de La Comédie humaine (2) pour tirer les fils d'intrigues ne visant pas moins que le pouvoir occulte dans le monde créé par le grand romancier. Échouant à séduire Eugène de Rastignac dans "Le Père Goriot", il fera de Lucien de Rubempré sa marionnette dans "Splendeurs et misères des courtisanes" après avoir noué avec lui un pacte diabolique à la fin d'"Illusions perdues".

La figure du bagnard en cavale, banquier des galériens, qui deviendra chef de la police au prix de nombreuses réincarnations, ne pouvait que séduire le compositeur italien (également auteur du livret) par sa dimension démiurgique et ses brillantes analyses du fonctionnement de la société née à l'orée de la Révolution industrielle - une sorte de double maléfique de Balzac.

© Kurt Van der Elst/OnP.
© Kurt Van der Elst/OnP.
Luca Francesconi, fin connaisseur de l'œuvre, en tire un ouvrage d'une extrême intelligence et d'une rare invention musicale, réévaluée à l'aune de la critique du "Capital au XXIe siècle" (3). Dans le sillage du romancier, il fait de Vautrin, séducteur faustien rongé par ses pulsions, le révélateur des rouages d'une société non moins gangrenée par ses débordements - financiers, sexuels, c'est tout un.

Faisant la part belle aux voix, la partition s'inscrit, pour l'élève de Karlheinz Stockhausen et disciple de Luciano Berio, dans un héritage multiple, de l'atonalité au néo-tonal, avec des incursions dans la musique néo-spectrale ou répétitive, voire concrète. Chaque personnage existe avec son halo musical propre pour une visée analytique. De la fosse (et des percussions installées dans quatre loges de part et d'autre du plateau) le son se sculpte à longues coulées (jouant des couleurs des différents pupitres), ou se raréfie.

Il se métamorphose perpétuellement en structures musicales souvent complexes : du solo au quatuor ou sextuor - jusqu'aux tuttis rares mais saisissants. Autant d'événements qui veulent - selon les vœux du compositeur italien - parler avant tout à l'esprit puisque transformant "la matière sonore en signification". Peu avare en affects, cette écriture extrêmement raffinée n'est guère pourvoyeuse d'émotions - c'est là peut-être que le bât blesse.

© Kurt Van der Elst/OnP.
© Kurt Van der Elst/OnP.
Et ce, malgré une distribution de très grande classe, superbe manifeste du chant français actuel. Le Vautrin de Laurent Naouri est exceptionnel : inquiétant, maléfique, cabotin (avec son accent espagnol en Abbé Herrera) et pourtant fragile puisque l'objet de son désir, Lucien de Rubempré, lui échappe finalement. Lucien, c'est le ténor Cyrille Dubois, timbre et vocalité magnifiques ici aussi. Il orne avec la finesse idoine son chant, tout en fêlures et abîmes, dans ce rôle de héros veule et amoureux. Ce couple interdit peut fumer tous les cigares de l'enfer en un tableau pénétrant.

Julie Fuchs est une mémorable Esther (en courtisane se sacrifiant pour Lucien). La beauté de la chanteuse est au diapason de l'ampleur et de la rondeur du timbre. La soprano illumine cette cartographie des ténèbres sociales de sa clarté au phrasé impeccable. De même, Chiara Skerath, qui incarne une Clotilde émouvante en victime des intrigues de l'Abbé Herrera. Le baryton Christian Helmer est un Marquis de Granville époustouflant dans le duel final qui l'oppose à Vautrin. Ils évoluent dans la mise en scène brillante du flamand Guy Cassiers, qui fait ses débuts à l'Opéra de Paris.

© Kurt Van der Elst/OnP.
© Kurt Van der Elst/OnP.
Les personnages sont traqués par les caméras et piégés par un tapis roulant, pauvres acteurs d'un drame qui les dépasse (à l'exception de Trompe-la-Mort). L'implacable déroulement du drame se déploie sur quatre niveaux utilisant toutes les ressources de Garnier. Les scènes se succèdent ou se réfléchissent en un manège particulièrement fascinant, tel un miroir tendu au spectateur.

(1) Sont à venir dans les saisons prochaines des créations à partir de Jean Racine et Paul Claudel.
(2) La Comédie humaine est le titre générique, inspiré du Dante, regroupant la plupart des romans de Balzac, avec ses personnages récurrents.
(3) L'essai de Thomas Piketti est explicitement cité dans le livret du spectacle.


Samedi 25, jeudi 30 mars, mercredi 5 avril 2017 à 20 h 30.
Dimanche 2 avril 2017 à 14 h 30.


Rediffusion le 31 mai 2017 sur France Musique.

© Kurt Van der Elst/OnP.
© Kurt Van der Elst/OnP.
Opéra national de Paris (Palais Garnier).
8, rue Scribe, Paris 9e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Trompe-la-Mort" (2017).
Création mondiale.
Opéra en deux actes.
Musique et livret de Luca Francesconi (1956).
En français surtitré en français et en anglais.
Durée : 2 h 10.

Susanna Mäkkli, direction musicale.
Guy Cassiers, mise en scène et décors.
Tim van Steenbergen, décors et costumes.

© Kurt Van der Elst/OnP.
© Kurt Van der Elst/OnP.
Caty Olive, lumières.
Frederik Jassogne, vidéo.
Erwin Jans, dramaturgie.

Laurent Naouri, Trompe-la-Mort.
Julie Fuchs, Esther.
Cyrille Dubois, Lucien de Rubempré.
Marc Labonnette, Le Baron de Nucingen.
Ildiko Komlosi, Asie.
Philippe Talbot, Eugène de Rastignac.
Béatrice Uria-Monzon, La Comtesse de Sérizy.
Chiara Skerath, Clotilde de Grandlieu.
Christian Helmer, Le Marquis de Granville.
Laurent Alvaro, Contenson.
François Piolino, Peyrade.

© Kurt Van der Elst/OnP.
© Kurt Van der Elst/OnP.
Rodolphe Briand, Corentin.

Chœurs et orchestre de l'Opéra de Paris.
Alessandro di Stefano, chef des chœurs.

Christine Ducq
Mardi 21 Mars 2017

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024