La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Un "Capriccio" enchanteur à Garnier

Reprise de la très belle production du metteur en scène canadien Robert Carsen à l'Opéra de Paris jusqu'au 14 février 2016. Un spectacle enchanteur au service d'un des derniers opéras de Richard Strauss. Un ultime chef-d'œuvre dont la parfaite poésie parle au cœur comme jamais grâce à un plateau d'artistes de rêve.



© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
Ce "caprice" ou fantaisie en un acte, conçu au départ pour servir de prologue à l'un des derniers opéras de Richard Strauss, est créé dans les pires conditions en octobre 1942 dans un Munich bombardé presque quotidiennement. Cette "conversation en musique" est alors devenue une œuvre à part entière d'une durée d'un peu plus de deux heures. Une œuvre dont le sujet semble d'une définitive inactualité : un débat dans la France du XVIIIe siècle dans un château près de Paris entre une comtesse, son frère, un poète, un compositeur et un directeur de théâtre sur la nature d'un bon opéra. Reprenant l'ancienne dispute entre Piccinistes et Gluckistes (1), ces personnages d'une autre ère mêlent marivaudage sentimental et théorique en s'interrogeant sur l'importance respective des mots et de la musique dans une œuvre réussie. Bref un opéra sur l'opéra.

Un opéra dont l'idée remonte à 1934 quand l'écrivain Stefan Zweig propose au compositeur allemand de travailler sur le livret de l'abbé Casti, mis en musique par Salieri en 1786, "Prima la musica poi la parole". Quand le librettiste de Richard Strauss pour "La Femme silencieuse" s'exile, il confie l'ouvrage à un ami juif comme lui, Joseph Gregor, qui finit lui aussi par fuir la persécution nazie. C'est finalement Strauss lui-même qui rédige le livret avec la collaboration du chef d'orchestre Clemens Krauss (2). En octobre 1942, moment de la création de "Capriccio", cela fait plusieurs mois que Stefan Zweig s'est donné la mort au Brésil. Peu de temps après, c'est l'Opéra de Munich (non loin de Dachau) qui sera totalement détruit. Inactualité, disait-on ?

© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
Si David Marton, à l'Opéra de Lyon, intégrait les terribles conditions de création de l'œuvre dans son intelligente lecture de 2013 - prenant au mot un des personnages ("La scène nous dévoile le secret de la vérité.") en faisant de Monsieur Taupe (le souffleur de théâtre) un agent de la Gestapo persécutant certains convives affamés -, Robert Carsen choisit dans cette superbe proposition de retrouver l'âme d'une œuvre légère et brillante, aussi profonde parfois qu'envoûtante. La Comtesse se regarde dans l'immense miroir de son salon refusant de considérer autre chose que son incroyable beauté. Cette beauté qu'a poursuivie continûment cette génération d'artistes européens nés au XIXe siècle à laquelle appartient Strauss - dans ce "Monde d'hier" qu'a si merveilleusement raconté Stefan Zweig justement - et qui a vécu le naufrage tragique de son idéal dans un XXe siècle catastrophique.

La Comtesse est Strauss, elle est aussi son opéra. C'est l'illusion baroque réconfortante de cette poursuite de la Beauté qui intéresse le metteur en scène canadien : ce salon rococo aux pilastres et aux perspectives de carton-pâte - réplique du Foyer de la Danse de l'Opéra Garnier, ces rideaux de scène aussi somptueux que factices, cet immense lustre d'opérette et cette Comtesse française aux robes très viennoises.

À part cet officier SS qui traversera l'arrière-plan (et dont la casquette galonnée déparera une table Louis XVI), tout parlera de l'idée qu'on poursuit coûte que coûte - le monde dût-il disparaître - et de la création artistique qui seule compte en définitive. À la fin de l'opéra, quand la sublime aria finale de la Comtesse transcendant l'ironie légère du propos rejoint le silence, les décors disparaissent dans les cintres. Un retour brutal dans la réalité pour le spectateur. Ne reste que la scène nue, grise et sans apprêts, les techniciens et la chanteuse qui va regagner sa loge - non sans un regard vers le Foyer de la Danse au loin, réel celui-là, où répète une ballerine. Tout n'est que spectacle et le théâtre lyrique, poésie et musique, est la seule patrie qui vaille.

Dans cet enchantement tous les chanteurs (ou presque) ont leur part : le compositeur racé et délectable du ténor suisse Benjamin Bernheim, le poète fringant de Lauri Vasar, le directeur de théâtre très burlesque de Lars Woldt, les chanteurs italiens (dont la talentueuse Chiara Skerath) et surtout la grande Comtesse d'Emily Magee. Si les aigus de la soprano américaine n'ont plus tout à fait la sonorité adamantine que nous gardons en mémoire - de même parfois une ligne de chant sans reproche -, sa Comtesse vit d'une incarnation exceptionnelle toute de magnificence et d'émotion.

© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
Et rendons grâce à l'orchestre de l'Opéra de Paris sous la direction d'Ingo Metzmacher qui brode un velours somptueux et raffiné, un tissu sonore d'une richesse inouïe - bel hommage à une partition d'une complexité et d'une musicalité rares - joie et déchirement réconciliés.

Notes :
(1) Une controverse agita les partisans des compositeurs Piccini et Gluck au XVIIIe siècle sur la nature de l'opéra.
(2) Clemens Krauss dirigea également l'opéra lors de sa création.


Vendredi 22 janvier 2016 à 20 h 30.
Lundi 25, mercredi 27 janvier 2016 à 19 h 30.
Dimanche 31 janvier, dimanche 14 février 2016 à 14 h 30.
Mercredi 2, samedi 6, mercredi 10 février 2016 à 19 h 30.

© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
Opéra national de Paris - Palais Garnier, Place de l'Opéra Paris 9e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Capriccio" (1942).
Conversation en musique en un acte.
Musique de Richard Strauss (1864-1949).
Livret du compositeur et de Clemens Krauss.
Durée : 2 h 30 sans entracte.
En langue allemande surtitrée en français et en anglais.

Ingo Metzmacher, direction musicale.
Robert Carsen, mise en scène.

© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
© Vincent Pontet/Opera national de Paris.
Michael Levine, décors.
Anthony Powell, costumes.
Robert Carsen, Peter Van Praet, lumières.
Jean-Guillaume Bart, chorégraphie.
Ian Burton, dramaturgie.

Emily Magee, La Comtesse.
Wolfgand Koch, le Comte.
Benjamin Bernheim, Flamand.
Lauri Vasar, Olivier.
Lars Woldt, La Roche.
Michaela Schuster, La Clairon.
Chiara Skerath, une Chanteuse italienne.
Juan José De Leon, un Chanteur italien.
Camille de Bellefon, une jeune Danseuse.
Graham Clark, Monsieur Taupe.
Jérôme Varnier, Le Majordome.

Orchestre et Chanteurs de l'Opéra national de Paris.

Christine Ducq
Vendredi 22 Janvier 2016

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024