Nous connaissons tous le récit de Madama Butterfly de Puccini que le compositeur qualifie de "tragédie japonaise" : Cio-Cio-San alias Madama Butterfly se marie très jeune (plus précisément est donnée à un mariage pour un prix relativement bas) à Pinkerton, un officier marin américain qui souhaite avoir de la compagnie pendant son séjour au Japon. Butterfly, pure et naïve, se donne cœur et âme sans réaliser que celui-ci ne la regarde que comme un divertissement. Elle est enceinte suite à une nuit d'amour et, peu de temps après, Pinkerton part pour une mission.
Abandonnée pendant des années sans nouvelles de son mari, elle reste fidèle et prend bon soin de leur enfant. Un jour, Pinkerton revient enfin au Japon, mais n'est plus seul : il emmène avec lui son épouse américaine, Kate, qu'il qualifie d'une "véritable" femme. Butterfly tombe dans une grande tristesse et décide enfin de se sacrifier pour garder l'honneur de son mari. Elle lui laisse son enfant et se suicide dans la solitude. Satoko Ichihara voit dans cet opéra à la fois une source de critique et d'autoréflexion. La reprise du spectacle, débuté en septembre 2021 à Zurich, se fait dans le cadre des Semaines de fête viennoises (Wiener Festwochen).
L'intention de déconstruire le mythe romantique de Puccini est nous apparaît dès le début. En entrant dans la petite salle de spectacle au brut nordwest (Nordwestbahnstrasse 8-10, Vienne), nous entendons les plus beaux airs de Butterfly chantées par Maria Callas. Sur l'écran principal et sur deux télés, côtés jardin et cour, est projeté, en gros plan, le visage graphiquement manipulé de Butterfly (incarnée par Kyoko Takenaka), dont la bouche semble bouger avec la musique.
Quand le spectacle commence enfin, on découvre les décors de Stefan Britze qui sont d'une grande simplicité. Dans un angle formé par deux murs, Butterfly nous dévoile son cœur face à deux projections (de style animé) créées par Juan Ferrari. D'une part, un avatar d'elle-même qui tente de convaincre qu'il n'y a rien de mauvais dans la beauté japonaise et, l'autre, un avatar de Kate, grande et blonde, que Butterfly souhaite devenir. D'une manière enfantine, elle-même étant un stéréotype de la manière dont se conduisent des Japonaises, Butterfly se lance dans une crise d'identité qui révèle son complexe d'infériorité. Le message : elle regrette que ses yeux soient "trop petits" et son visage "trop plat". Elle veut devenir comme l'une des images "idéales" qu'elle voit constamment dans les médias japonais. Elle veut même devenir la Vierge Marie qui, selon elle, est digne d'adoration des religieux puisqu'elle est belle et désirable.
Plus tard, nous voyons l'obsession de Butterfly pour l'idéal de beauté blanche qui se manifeste dans une vidéo tutorielle ironique intitulée "Comment devenir attirante pour des gaijins". Selon celle-ci, les Japonaises n'ont que deux types de make-up pour satisfaire aux "attentes" : soit se maquiller deux yeux pour les rendre gros et colorer les cheveux en blond, soit se faire "aussi asiatique que possible comme des chasseuses à Roppongi", avec de longs cheveux noirs de jais et rouge vif. Butterfly choisit ce dernier pour attraper Pinkerton.
Abandonnée pendant des années sans nouvelles de son mari, elle reste fidèle et prend bon soin de leur enfant. Un jour, Pinkerton revient enfin au Japon, mais n'est plus seul : il emmène avec lui son épouse américaine, Kate, qu'il qualifie d'une "véritable" femme. Butterfly tombe dans une grande tristesse et décide enfin de se sacrifier pour garder l'honneur de son mari. Elle lui laisse son enfant et se suicide dans la solitude. Satoko Ichihara voit dans cet opéra à la fois une source de critique et d'autoréflexion. La reprise du spectacle, débuté en septembre 2021 à Zurich, se fait dans le cadre des Semaines de fête viennoises (Wiener Festwochen).
L'intention de déconstruire le mythe romantique de Puccini est nous apparaît dès le début. En entrant dans la petite salle de spectacle au brut nordwest (Nordwestbahnstrasse 8-10, Vienne), nous entendons les plus beaux airs de Butterfly chantées par Maria Callas. Sur l'écran principal et sur deux télés, côtés jardin et cour, est projeté, en gros plan, le visage graphiquement manipulé de Butterfly (incarnée par Kyoko Takenaka), dont la bouche semble bouger avec la musique.
Quand le spectacle commence enfin, on découvre les décors de Stefan Britze qui sont d'une grande simplicité. Dans un angle formé par deux murs, Butterfly nous dévoile son cœur face à deux projections (de style animé) créées par Juan Ferrari. D'une part, un avatar d'elle-même qui tente de convaincre qu'il n'y a rien de mauvais dans la beauté japonaise et, l'autre, un avatar de Kate, grande et blonde, que Butterfly souhaite devenir. D'une manière enfantine, elle-même étant un stéréotype de la manière dont se conduisent des Japonaises, Butterfly se lance dans une crise d'identité qui révèle son complexe d'infériorité. Le message : elle regrette que ses yeux soient "trop petits" et son visage "trop plat". Elle veut devenir comme l'une des images "idéales" qu'elle voit constamment dans les médias japonais. Elle veut même devenir la Vierge Marie qui, selon elle, est digne d'adoration des religieux puisqu'elle est belle et désirable.
Plus tard, nous voyons l'obsession de Butterfly pour l'idéal de beauté blanche qui se manifeste dans une vidéo tutorielle ironique intitulée "Comment devenir attirante pour des gaijins". Selon celle-ci, les Japonaises n'ont que deux types de make-up pour satisfaire aux "attentes" : soit se maquiller deux yeux pour les rendre gros et colorer les cheveux en blond, soit se faire "aussi asiatique que possible comme des chasseuses à Roppongi", avec de longs cheveux noirs de jais et rouge vif. Butterfly choisit ce dernier pour attraper Pinkerton.
D'un côté, la fascination de l'Occident profondément ancrée et, de l'autre, le rejet de sa propre identité : c'est ainsi que Butterfly devient une "chasseuse de gaijin" et rêve d'engendrer des enfants "ha-fu" (terme japonais désignant des enfants métisses) pour "corriger" son manque de beauté. Chez Ichihara, la figure de Butterfly n'est pas un personnage tragique, mais un personnage type de "chasseuse de gaijin", c'est-à-dire une femme qui n'est attirée que par des étrangers, notamment des blancs, ce qui est toujours d'actualité au Japon. L'humanité du personnage débarrassé du du fantasme d'Orient est sondée au moyen d'humours piquantes.
Quand Pinkerton, incarné en travesti par l'actrice turco-allemande Sascha Özlem Soydan, arrive enfin, le marin américain est également débarrassé du romantisme de l'opéra. Dans une tirade vive et humoristique qui va de pair avec un certain charme androgyne, Soydan s'explique au travers de Pinkerton qui n'est alors plus un officier marin, mais seulement un enseignant en anglais qui se déguise dans ce rôle pour attirer les Japonaises "crédules". La rencontre devient encore plus pénible lorsque Butterfly confirme ce stéréotype. Elle en est même fière au point qu'elle se conforme au fétiche yellow fever : une apparence "exotique", selon le standard occidental, avec la volonté de satisfaire au fantasme de soumission qui consiste à se laisser faire et de ne rien dire en guise d'obéissance.
Même la nuit d'amour, l'un des moments musicalement les plus passionnants dans l'opéra, est démythifiée pour la montrer dans son contexte réel : deux étrangers qui ne se comprennent pas à cause de la différence des langues, qui n'ont aucune idée l'un l'autre, s'adonnant au plaisir facile et animal. Butterfly, ne parlant pas anglais, demande à son nouveau mari américain, grâce à une phrase mémorisée prononcée avec un gros accent japonais : "peux-tu m'injecter de ton jus blanc ?". Détaché du regard sexiste du romantisme, le mariage avec Pinkerton est loin d'une histoire d'amour tragique, mais un phénomène socioculturel qui a ses propres conséquences (malheureuses). Dans le cas de Butterfly, son fils ha-fu souffre dans sa jeunesse, ne se sentant ni japonais ni américain, une expérience dont Ichihara elle-même a été témoin.
Après le mariage de Butterfly, la discussion devient de plus en plus ouverte et libre. La chanteuse genderqueer américaine Brandy Butler, incarnant la figure "Fuyuko", fournit au thème socioculturel abordé une généralité "sans couleur" et un appui enjoué. Pendant une conversation en direct entre Butterfly et son fils (Yan Balistol, comédien suisse d'origine israélienne et philippine), elle parle librement de la comparaison entre la "taille japonaise" et la "taille américaine", un sujet de blague assez courant, et justifie sa préférence pour la première.
Quand Pinkerton, incarné en travesti par l'actrice turco-allemande Sascha Özlem Soydan, arrive enfin, le marin américain est également débarrassé du romantisme de l'opéra. Dans une tirade vive et humoristique qui va de pair avec un certain charme androgyne, Soydan s'explique au travers de Pinkerton qui n'est alors plus un officier marin, mais seulement un enseignant en anglais qui se déguise dans ce rôle pour attirer les Japonaises "crédules". La rencontre devient encore plus pénible lorsque Butterfly confirme ce stéréotype. Elle en est même fière au point qu'elle se conforme au fétiche yellow fever : une apparence "exotique", selon le standard occidental, avec la volonté de satisfaire au fantasme de soumission qui consiste à se laisser faire et de ne rien dire en guise d'obéissance.
Même la nuit d'amour, l'un des moments musicalement les plus passionnants dans l'opéra, est démythifiée pour la montrer dans son contexte réel : deux étrangers qui ne se comprennent pas à cause de la différence des langues, qui n'ont aucune idée l'un l'autre, s'adonnant au plaisir facile et animal. Butterfly, ne parlant pas anglais, demande à son nouveau mari américain, grâce à une phrase mémorisée prononcée avec un gros accent japonais : "peux-tu m'injecter de ton jus blanc ?". Détaché du regard sexiste du romantisme, le mariage avec Pinkerton est loin d'une histoire d'amour tragique, mais un phénomène socioculturel qui a ses propres conséquences (malheureuses). Dans le cas de Butterfly, son fils ha-fu souffre dans sa jeunesse, ne se sentant ni japonais ni américain, une expérience dont Ichihara elle-même a été témoin.
Après le mariage de Butterfly, la discussion devient de plus en plus ouverte et libre. La chanteuse genderqueer américaine Brandy Butler, incarnant la figure "Fuyuko", fournit au thème socioculturel abordé une généralité "sans couleur" et un appui enjoué. Pendant une conversation en direct entre Butterfly et son fils (Yan Balistol, comédien suisse d'origine israélienne et philippine), elle parle librement de la comparaison entre la "taille japonaise" et la "taille américaine", un sujet de blague assez courant, et justifie sa préférence pour la première.
Butler-Fuyuko devient ici une porte-parole pour des Japonaises fières d'elles-mêmes et de leur propre culture, et dans un même temps comme contre-modèle des "chasseuses de gaijin". Après, c'est le fils de Butterfly qui exprime ses malheurs d'enfant ha-fu. Dans ses lamentations, le "pénis américain" devient une allégorie du sens de non-appartenance à la culture japonaise. Il est malheureux puisqu'il ne peut trouver aucune femme qui l'apprécie comme il est et avec cela accepte le fait qu'il est un "Japonais avec un pénis américain" qui parle aussi bien l'anglais que le japonais. Ichihara fait de Butterfly le témoin même de cette souffrance et permet une prolongation du mythe au-delà de son contexte et sa dure réalité, ignorée cependant dans le fantasme orientaliste. La scène ultime de l'opéra, son suicide, est banalisée. Elle ne suicide pas à cause du cœur brisé, mais en obéissant au fils qui lui dit de se tuer, tellement il la trouve insupportable.
En somme, Ichihara ne fait que dire l'absurde vérité du culte de l'Occident et du fantasme orientaliste de l'opéra en faisant rire. Il est néanmoins impossible de rater l'esprit critique qui conduit la performance, disséquant le fantasme orientaliste non seulement pour montrer son sexisme inhérent, mais surtout son absurdité dans le monde réel. La franchise est poussée au point que certains pourraient la juger vulgaire, mais elle sert bien l'humour et la démonstration factuelle qui, elle, n'édulcore rien. Même les hyperboles nous font réfléchir, car elles contiennent tout de même un grain de vérité.
Le courage de jouer avec les topoï féministes occidentaux transmet un message implicite affirmant que les Japonaises n'ont en effet pas besoin de l'aide du féminisme occidental pour se libérer. Ce qu'il leur faut, c'est de voir le culte de l'Occident comme il est et de l'en sortir de leurs propres têtes. Or, cette conclusion n'est pas destinée qu'aux Japonaises, mais aussi aux spectateurs qui laissent une place à leur réflexion et arrive à leur propre conclusion. Le but d'Ichihara n'est pas de nous faire la morale, mais de nous faire réfléchir.
Vu le 17 mai 2022 au brut nordwest (Nordwestbahnstraße 8-10) à Vienne.
En somme, Ichihara ne fait que dire l'absurde vérité du culte de l'Occident et du fantasme orientaliste de l'opéra en faisant rire. Il est néanmoins impossible de rater l'esprit critique qui conduit la performance, disséquant le fantasme orientaliste non seulement pour montrer son sexisme inhérent, mais surtout son absurdité dans le monde réel. La franchise est poussée au point que certains pourraient la juger vulgaire, mais elle sert bien l'humour et la démonstration factuelle qui, elle, n'édulcore rien. Même les hyperboles nous font réfléchir, car elles contiennent tout de même un grain de vérité.
Le courage de jouer avec les topoï féministes occidentaux transmet un message implicite affirmant que les Japonaises n'ont en effet pas besoin de l'aide du féminisme occidental pour se libérer. Ce qu'il leur faut, c'est de voir le culte de l'Occident comme il est et de l'en sortir de leurs propres têtes. Or, cette conclusion n'est pas destinée qu'aux Japonaises, mais aussi aux spectateurs qui laissent une place à leur réflexion et arrive à leur propre conclusion. Le but d'Ichihara n'est pas de nous faire la morale, mais de nous faire réfléchir.
Vu le 17 mai 2022 au brut nordwest (Nordwestbahnstraße 8-10) à Vienne.
"Madama Butterfly"
Spectacle en japonais et anglais, avec sous-titre en anglais et allemand.
Une co-production Zürcher Theater Spektakel et Q Theatre Company de Tokyo.
Texte et mise en scène : Satoko Ichihara.
Dramaturgie : Tine Milz.
Sous-titre : Sarah Calörtscher, Tine Milz (en allemand), Aya Ogawa (en anglais).
Décors et costumes : Stefan Britze.
Vidéo : Juan Ferrari.
Les représentations se sont déroulées du 15 au 18 mai 2022.
>> Site des Wiener Festwochen
Une co-production Zürcher Theater Spektakel et Q Theatre Company de Tokyo.
Texte et mise en scène : Satoko Ichihara.
Dramaturgie : Tine Milz.
Sous-titre : Sarah Calörtscher, Tine Milz (en allemand), Aya Ogawa (en anglais).
Décors et costumes : Stefan Britze.
Vidéo : Juan Ferrari.
Les représentations se sont déroulées du 15 au 18 mai 2022.
>> Site des Wiener Festwochen