La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Dan Då Dan Dog" Entre drôleries folles et mélancolies douces-amères, sept personnages en prise… avec une vie de chien

La nuit polaire et ses brumes intranquilles semblent féconder l'imaginaire des écrivains scandinaves au point de leur faire enfanter des histoires où le temps vole en éclats comme les existences qu'il surplombe. Aussi ne devrait-on pas être surpris que le dramaturge suédois Rasmus Lindberg ait proposé, pour sa première pièce ("Le mardi où Morty est mort"), un objet littéraire sidérant d'inventivité explosive. Là, les diktats de la chronologie sont pulvérisés pour (dé)composer des tableaux impressionnistes révélant, comme sous l'effet de flashs, des personnages errant dans leur présent, entre un avenir fantasmé et leur passé insistant…



© Xavier Cantat.
© Xavier Cantat.
Autant de tableaux projetés superbement sur scène par Pascale Daniel-Lacombe, directrice de La Méta - CDN Poitiers Nouvelle Aquitaine. S'appuyant sur une scénographie embrumée jusqu'à la gueule, fabriquée de dispositifs conduisant "sur des rails" les personnages s'ébattant sur plusieurs niveaux dans une mosaïque de vignettes animées et sonores se juxtaposant les unes aux autres, elle met en scène une comédie acidulée où les aiguilles de l'horloge semblent être devenues folles. Un espace-temps déstructuré où coexistent les désirs avortés, les frustrations enracinées et les espoirs fous d'une communauté… ordinaire.

Il y a là la grand-mère, dont le mari vient de clamser dans son fauteuil en énonçant en boucle la banalité des saisons répétitives ayant scandé sa traversée sans relief, lui "qui a emporté le passé avec lui", et "ce qui reste maintenant [à celle qui lui survit] c'est l'avenir". Sa petite fille brûlant d'un ailleurs plus stimulant que ce présent déjà fermé sur lui-même avant d'avoir été vécu. Son petit ami jaloux, jeune homme écorché vif, fils du pasteur, dévalorisé par son géniteur, revenu de tout et surtout de la religion dont il a fait vœu. Et puis, bien sûr, le médecin, encore plus seul depuis le jour où son chien (personnage central) lui a échappé en prenant son envol, lui qui ressasse en boucle ses ressentiments comme le dernier os qu'il lui reste à ronger. Point commun à toutes ces figures hautes en couleur, leur rapport au temps (qu'ils n'ont pas vécu, ou si mal) érigé en épicentre de leurs tourments existentiels.

© Xavier Cantat.
© Xavier Cantat.
Émergeant d'un épais brouillard, les tableaux, côté jardin, du fauteuil tournant au rythme des scansions des non-événements revécus par le grand-père prêt à mourir, suivi immédiatement, côté cour, de celui de la croix et de son monticule de terre accroché tombant brutalement des cintres, donnent le ton… Immergé d'emblée dans cet univers décalé où la distanciation burlesque est là pour moquer ce que l'existence peut avoir de tragique, on est précipité à l'autre bout du plateau pour assister à l'enterrement… Un bijou de cocasseries iconoclastes marqué par le discours grandiloquent du pasteur, ponctué par des "et bla, bla, blabla" éloquents, suivi dans la foulée d'un jeté de bouquets des proches en direction de la tombe.

À la faveur de cette disparition rappelant aux distraits que la vie a un terme, les insatisfactions des uns et des autres se fraient un passage pour tonitruer joyeusement. La fabuleuse grand-mère, libérée désormais du passé, "agrippe l'avenir par la peau du cou" et se projette déjà à Cuba en tant qu'égérie de la cause ouvrière. Sauf qu'une mauvaise excroissance apparue sur sa joue contrarie son plan de vie à peine esquissé. L'annonce brutale de la mort imminente, faite à sa patiente par le médecin au petit chien, prend alors l'allure d'une somptueuse farce.

© Xavier Cantat.
© Xavier Cantat.
La jeune fille, elle, lassée du quotidien partagé avec son petit ami énervé, sent qu'"il s'est passé un petit truc", un truc ayant pour nom le prénom du médecin. Ce qui rend fou de rage le jeune homme qui se lance illico à la poursuite des deux amants sur sa bicyclette dont le phare éclairé brille dans la nuit du plateau. Le pasteur, lui, réalise qu'il a tout faux dans sa vie, hésite à faire le grand saut vers son non-avenir, avant de se dépouiller de ses vêtements et d'errer en caleçon chaussettes dans le cimetière comme une âme en peine…

Mais la vedette du tableau inénarrable revient sans nul doute au chien du rôle-titre. Incarné au plateau par une serpillère à franges, dont la laisse serait le manche, au gré de l'humeur tourmentée du médecin, il réalise des chorégraphies des plus acrobatiques… avant d'échapper à la voix de son maître, d'être touché en plein vol par la balle perdue tirée par le jeune homme nerveux… et d'atterrir en charpie sur les genoux de la grand-mère venue sur la tombe de son défunt époux. Auparavant, il aura tenu le rôle de confident muet des lamentations du docteur se gargarisant des "Si seulement, si seulement, si seulement…", tout en recherchant désespérément là où sa vie a déraillé, l'erreur première dont tout le reste découle.

© Xavier Cantat.
© Xavier Cantat.
Glissant sur des rails, d'arrière en avant, les dispositifs portent au premier plan les différents tableaux à une cadence syncopée, lorsqu'ils n'en présentent pas une vue panoramique comme le ferait une planche de BD. Au rythme accéléré du dérèglement du temps et des interférences entre les problématiques des uns et des autres, l'action se précipite vers "sa chute". En effet, comme il est établi que l'on ne peut plus compter sur le présent, que l'on ne peut pas non plus s'accrocher au passé infréquentable, il ne reste plus qu'à oser… lâcher prise. C'est la grand-mère qui fera le premier pas dans cette direction, sautant de la rambarde pour voguer sereinement en apesanteur, détachée du poids des obligations… arrimée qu'elle est à des filins invisibles qui la relient aux cintres.

Une dernière touche à apporter pour dépeindre cet album "fabuleux", celle d'une femme énigmatique, invisible des personnages sur scène, mais bien visible pour nous spectateurs. Il lui revient la fantaisie de traverser le plateau, en s'excusant presque de jouer l'intruse dans une histoire qui n'est pas la sienne, une histoire qu'elle va s'empresser de déserter afin de voyager pour ne pas finir là où elle l'a rejointe… Comme le témoin erratique d'une comédie humaine dans laquelle nous sommes nous-mêmes inclus.

"Dan Då Dan Dog. Le jour où le chien nommé Jour (Dan) est mort", à plus d'un titre – le sien résonnant déjà comme une énigme à résoudre – réjouit notre besoin de théâtre, d'un théâtre "extra-ordinairement" vivant, libéré des attentes convenues et des écritures planifiées. En effet, la metteuse en scène, Pascale Daniel-Lacombe, a su de manière bluffante s'approprier les enjeux du texte de l'auteur suédois pour en délivrer, avec légèreté et profondeur, toute la fantaisie savoureuse. En insufflant, sur un plateau de théâtre quadrillé en aires de jeux, la dynamique burlesque propre à brouiller les frontières entre la mélancolie plombant l'existence et l'aspect roboratif de ce que vivre veut dire, elle nous offre l'opportunité d'un pur ravissement des sens. Une bouffée d'oxygène, revivifiant à souhait.

Vu le vendredi 15 mars dans la Grande salle Vitez du TnBA de Bordeaux (33).

"Dan Då Dan Dog. Le jour où le chien nommé Jour (Dan) est mort"

© Xavier Cantat.
© Xavier Cantat.
Texte : Rasmus Lindberg.
"Dan Då Dan Dog" est publié aux Éditions Espaces 34.
Traduction : Marianne Segol-Samoy, Karin Serres.
Mise en scène : Pascale Daniel-Lacombe.
Assistante à la mise en scène : Juliet Darremont-Marsaud.
Avec : Étienne Bories, Étienne Kimes, Elsa Moulineau, Mathilde Panis, Ludovic Schoendoerffer, Jean-Baptiste Szezot, Mathilde Viseux.
Dramaturgie : Marianne Segol-Samoy
Scénographie : Pascale Daniel-Lacombe, Philippe Casaban et Éric Charbeau.
Création lumière : Thierry Fratissier assisté de Manon Vergotte.
Création sonore : Clément-Marie Mathieu.
Composition musicale : Pascal Gaigne
Soutien chorégraphique : Compagnie Ex Nihilo - Jean-Antoine Bigot et Anne Le Batard.
Création costumes : Béatrice Ferron.
Fabrication décor : Les Ateliers Théâtre de l'Union - CDN Limoges.
Équipe de création accessoires scénographiques, Jérémie Hazael-Massieux, Clément-Marie Mathieu, Annie Onchalo, Laurent Boulé, Laurent Patard, Karlito Bouet-Levandoski, Étienne Kimes.
Durée : 1 h 25.

Représenté du mercredi 13 au vendredi 15 mars 2024, Grande salle Vitez du TnBA à Bordeaux (33).

Yves Kafka
Vendredi 22 Mars 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024