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Théâtre

"Les Géants de la montagne" Un feu d'"artifices" pour célébrer l'illusion théâtrale

S'emparer à bras le corps de l'œuvre inachevée de Luigi Pirandello, pièce ô combien énigmatique, pour la porter au plateau dans une scénographie luxuriante propre à faire vaciller l'imaginaire, telle est l'entreprise de Lucie Berelowitsch. Metteuse en scène à l'imagination flamboyante, celle qui nous avait gratifiés en 2020 - dans cette même salle Vitez du TnBA - d'une remarquable "Antigone" revue et corrigée à l'aune des conflits contemporains n'a rien perdu de sa faconde, y compris lorsque la profusion d'effets peut faire perdre le fil.



© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
D'abord parler du décor plongé dans une semi-obscurité, lieu d'ombres et de lumières scintillantes, porteur à lui seul d'une intrigue foisonnante tissée de niveaux se recouvrant les uns les autres. Perdue au milieu d'une île indéterminée, une villa décrépite en cours de délitement où des feuillages s'invitent, crevant les murs, comme si la végétation entendait reprendre ses droits sur la civilisation des hommes. Elle a pour nom cette étrange bâtisse, "La Scalognata"… la poisse. Ses étranges occupants seront joués (mis en musique et chantés) par les Dakh Daughters, leurs voix sublimes et leur tonicité à tout rompre créant une atmosphère diabolique ; accompagnées de vrais et faux pantins, elles scanderont l'action de leurs rythmes endiablés aux pouvoirs enchanteurs.

C'est dans ce cadre aux vertus hypnotiques que fait irruption une troupe de théâtre déchue. Ces survivants d'une épopée artistique interrompue font chorus autour de la figure tutélaire de la Comtesse Isle, à la recherche éperdue de "La fable de l'enfant échangé" qu'elle porte en elle comme elle voudrait la porter sur scène. Flanquée d'un Comte en quête de son amour perdu, elle est traversée, et avec elle ce qui reste de sa troupe, par les questionnements déstabilisateurs des Scalognati. Entourés de vrais et faux pantins, d'êtres "fabuleux", c'est l'univers même du théâtre qui se trouve mis en abyme, jusqu'au renversement des "sens".

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
En effet, "avec la divine prérogative des enfants qui prennent au sérieux le jeu", les habitants de cette étrange demeure n'ont de cesse de multiplier le jeu des miroirs entre réalités et illusions, entre faits et fantasmes. Ainsi diffractée par la mise en jeu de fantômes, de voix sépulcrales, d'anges facétieux, de sorcières inquiétantes, de pantins tombés des cintres, l'inquiétante étrangeté prend la main sur le sens commun, le transfigurant pour mieux le donner à voir. Telles des épreuves argentiques révélant leur vérité au grand jour, ces séquences "outre-réalité" disent de la vérité de l'humain ce qu'aucun discours rationnel ne pourrait approcher.

La fantasmagorie des situations où les corps se dédoublent - continuant à dormir dans les chambres de l'étage, alors que leurs "répliques" dans la pièce à vivre portent leurs paroles - revêt un charme (au sens premier du terme, celui de sortilège magique) éminemment troublant. Ainsi de la scénographie où le fond de la villa s'ouvre pour faire apparaître dans le lointain la troupe de la Comtesse prenant in fine la route vers la Montagne des Géants, sur fond de paysage océanique, pour y représenter leur fable.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Dès l'ouverture, une apparition de l'auteur à l'adresse de son fils aîné, Stefano Pirandello, son héritier littéraire - "Cette pièce n'est pas finie Stefano… La vie est composée de tous nos fragments. L'important est ce en quoi l'on croit" - initie l'enjeu princeps de la pièce : faire vivre le théâtre dans le théâtre. En effet, outre le plaisir d'être dérouté jusqu'à perdre le fil de cette intrigue à facettes multiples (profusion de strates, le monde des "vivants", celui des fantômes, celui des pantins…), l'enjeu dramatique est à trouver de manière exaltante du côté des mises en abyme, entre rêves et réalités. Les Scalognati - incarnés par les envoûtantes Dakh Daughters - sont les passeurs vers l'autre réalité de la villa hantée par des Esprits, esprits créés par eux-mêmes. Ainsi de leur adresse aux comédiens de la Compagnie de la Comtesse : "Vous êtes des acteurs. Vous donnez corps à des fantômes… Nous, nous les faisons vivre !".

Eux, la vérité, ils l'inventent. Comme des enfants le feraient, pour enchanter le monde. La seule réalité à prendre en compte c'est celle de nos rêves. S'évader par l'esprit pour créer une vie en dehors de soi, une vie qui soit plus vraie que le pauvre réel vécu au ras du sol… Paradoxe essentiel : ce sont les étranges habitants de cette villa perdue auxquels revient la mission d'éclairer la troupe de comédiens sur ce qu'est le Théâtre, le lieu de "L'Illusion Comique" (cf. Corneille), le lieu d'une tragi-comédie éblouissante. L'existence donnée à voir par l'entremise d'un feu "d'artifices".

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Ainsi Lucie Berelowitsch s'est-elle risquée non sans bonheur - dans sa mise en jeu exubérante à souhait de la dernière pièce testament de Luigi Pirandello - à pénétrer dans les arcanes des "Géants de la montagne" afin de nous en livrer une version propre à faire résonner en nous ses enjeux énigmatiques. Et si par moments, on pourrait être affolé par la profusion des strates s'entremêlant, par une traduction (une partie du texte est en ukrainien) défilant à un rythme endiablé, par des éclairages obscurcissant à l'envi le plateau, c'est pour mieux nous extraire de notre zone de confort d'assoupis englués durablement dans des réalités sans horizon… c'est pour mieux nous faire tutoyer le monde véridique des rêves créateurs. Géant.

Vu, pour la première, le mardi 10 janvier dans la Grande Salle Vitez du TnBA à Bordeaux.
A été représenté du mardi 10 au vendredi 13 janvier 2023.

"Les Géants de la montagne"

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Création 2023.
Spectacle en français et en ukrainien, surtitré en français.
D'après l'œuvre de Luigi Pirandello.
Ttraduction : Irina Dmytrychyn, Macha Isakova et Anna Olekhnovych.
Mise en scène et adaptation : Lucie Berelowitsch.
Assistant à la mise en scène et dramaturgie : Hugo Soubise.
Avec Les Dakh Daughters : Natacha Charpe-Zozul, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina.
Et : Jonathan Genet, Marina Keltchewsky, Thibault Lacroix, Baptiste Mayoraz (comédien permanent), Roman Yasinovskyi.
Musique : Les Dakh Daughters et Vlad Troitskyi, Baptiste Mayoraz.
Scénographie et accessoires : Hervé Cherblanc, assisté de Clara Hubert et Ninon Le Chevalier.
Régie générale et création lumières : Jean Huleu.
Sonorisation : Mikaël Kandelman.
Costumes : Caroline Tavernier assistée de Sarah Barzic.
Conception des pantins : Natacha Charpe-Zozul et Les Ateliers du Théâtre de l'Union.
Construction du décor : Les Ateliers du Préau et du TnBA.
Production Le Préau CDN de Normandie-Vire.
Durée : 1 h 45.

Tournée
Du 19 au 21 janvier 2023 : Le Préau - CDN de Normandie-Vire, Vire (14).
D'octobre 2023 à février 2024 - en cours de montage :
Théâtre de l'Union - CDN du Limousin, Limoges (87).
Le Meta - CDN de Poitiers Nouvelle-Aquitaine, Poitiers (86).
Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne (64).
DSN - Scène nationale, Dieppe (76).
Le Tangram - Scène nationale, Évreux (27).
NEST - CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est, -Thionville (57).

Yves Kafka
Mardi 17 Janvier 2023

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