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Théâtre

"The Normal Heart" "Donc on est tous des grenades dégoupillées et on est en train de crever"

À New York, entre 1981 et 1984, une épidémie sans nom ni mode de transmission connu décime la communauté homosexuelle. Alors que le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) minimise puis égrène un nombre de morts exceptionnel, le scénariste Ned Weeks part au combat. Il oppose au déni ambiant et à l'indifférence généralisée son mauvais caractère, dénonce violemment l'inaction des politiques, affronte les membres de sa communauté qu'il veut convaincre d'arrêter toute relation sexuelle. Épaulé par le docteur Emma Brooker qui se bat au sein de sa propre communauté, lâché par son frère avocat qui l'aime mais n'accepte pas son homosexualité, il trouvera sur son chemin ce qu'il avait mis beaucoup d'énergie à fuir : l'amour.



© Virginie de Clausade.
© Virginie de Clausade.
Au début des années quatre-vingt, Larry Kramer, jeune producteur de cinéma, décédé en 2020, s'interroge sur la situation et passe pour un alarmiste. Il écrit la pièce "The Normal Heart" en 1985, deux ans avant de fonder Act Up alors qu'il n'existe toujours aucun traitement à la maladie. Il la fera jouer sur scène la même année à Broadway comme un acte militant autobiographique pour réveiller les consciences. Il y est question de désir et de sexe, d'engagement et de combat, de peur et d'injustice et surtout, d'amour.

Plus de quarante ans après sa première représentation, la pièce se joue pour la première fois en France, une histoire qui résonne encore plus fort en pleine pandémie de Covid-19 mais cette dernière, pourtant bien présente, ne nous la fait pas oublier.

C'est Virginie de Clausade qui a mis en scène cette remarquable pièce autobiographique de Larry Kramer, cofondateur en 1982 du Gay Men's Health Crisis, une des toutes premières associations de lutte contre le Sida aux États-Unis. Son choix de mise en scène est paradoxalement vertigineux parce qu'il n'y a rien d'inventif à l'excès ni de surréaliste sur ce plateau du Théâtre la Bruyère. Virginie de Clausade a opté pour une mise en scène qui frôle le huis clos et qui renforce admirablement le propos de la pièce : une succession de scènes dans lesquelles apparaît en grande partie l'activiste Ned Weeks, double fictionnel de Larry Kramer qui affiche son mauvais caractère de façon ostentatoire et dont on sait de nos jours à quel point le déterminisme a été efficient.

Mais, face à de telles luttes, l'indocilité n'est-elle pas parfois essentielle, voire capitale ?

© Virginie de Clausade.
© Virginie de Clausade.
Chacune des scènes, sans exception, prend le spectateur à la gorge, notamment celle où Ned Weeks est en face à face avec son frère avocat hétérosexuel qui refuse d'aider l'association et de prendre parti pour une épidémie qui le dérange. Il s'agit peut-être de la scène la plus poignante même si chacune, encore une fois, l'est à sa manière. Car le texte original est fidèlement respecté et c'est sans doute cela qui apporte une force considérable à cette pièce. On y sent toute la rage et la lutte herculéenne de Larry Kramer, tous ses cris de SOS, sa fureur palpitante pour se faire entendre ! Ceci rend l'ensemble extraordinairement présent.

En 2022, nous ne pouvons que recevoir ou entendre des témoignages rétroactifs de cette épidémie du Sida mais, au Théâtre La Bruyère, on est en plein cœur de l'action grâce à la traduction du texte mais surtout grâce à l'aura incomparable des comédiens. On aurait envie de dire "une mention toute particulière à" tel ou telle mais il n'en sera rien ici tant l'ensemble des sept comédiennes et comédiens sont époustouflants… Bien sûr, Dimitri Storoge alias Ned Weeks incarnant Larry Kramer lui-même est intensément bouleversant et nul doute que l'écrivain malheureusement décédé aujourd'hui aurait été fier de se voir incarné de la sorte. Sur le plateau, il crève l'écran de nos émotions et de nos âmes parfois trop incultes de tout ce qui s'est passé à l'époque !

© Virginie de Clausade.
© Virginie de Clausade.
Déborah Grall aussi nous submerge par son implication dans la cause homosexuelle en incarnant Emma Brookner, cette femme médecin qui se sera battue bec et ongles pour tenter de faire avancer la recherche en s'adressant aux pouvoirs publics et aux décideurs. Pouvoirs publics et décideurs qui à l'époque "ne pourront pas" ni ne "décideront", qui feront la sourde oreille alors que des centaines de morts s'alignent jour après jour. À cet effet, le choix d'une voix off égrainant le nombre de décès est d'une pertinence remarquable. Nous pouvons toutefois nous interroger sur la pertinence d'une voix féminine : celle d'Emma Brookner elle-même ? Celle des femmes en général (car en Afrique aussi les femmes ont été et sont toujours atteintes du Sida) ? Celle de Virginie de Clausade affichant haut et fort son déterminisme à la Larry Kramer ?

La fougue du comédien Brice Michelini incarnant Thommy Boatwright est vertigineuse et provoque des moments de vie magiques et lumineux grâce auxquels on se dit que dans toute situation critique, il est capital de rester soi-même et de ne surtout rien taire de ce que l'on est !

Cette pièce de Larry Kramer, "The Normal Heart", adaptée par Virginie de Clausade, c'est aussi la "Peste" de Camus, c'est la Covid que nous connaissons toutes et tous, c'est l'évocation humaniste de la fureur qui emporte parfois la normalité des choses et du monde. Mais par la seule volonté de quelques hommes et femmes exceptionnels, c'est la preuve indéfectible que rien n'est jamais perdu !

Bon ! Alors, si : une "mention toute particulière" à Virginie de Clausade pour cette pièce magistrale ; il en fallait bien une malgré tout… C'est chose faite.

"The Normal Heart"

L'ensemble des comédiennes et comédiens © Virginie de Clausade.
L'ensemble des comédiennes et comédiens © Virginie de Clausade.
Texte : Larry Kramer (publié à l'Avant-Scène].
Traduction et mise en scène : Virginie de Clausade.
Assistant à la mise en scène : Joss Berlioux.
Avec : Mickaël Abitboul en alternance avec Scali Delpeyrat, Joss Berlioux, Déborah Grall, Andy Gillet, Brice Michelini, Jules Pelissier, Dimitri Storoge.
Scénographie : Olivier Prost.
Costumes : Colombe Lauriot-Prévost, assistée de Andrea Millerand.
Voix off : Justine Fraioli.
Musique : Brice Michelini et Ronan Martin.
Durée : 1 h 50.
Spectacle créé le 8 septembre 2021 au Théâtre du Rond-Point.

Du 20 janvier au 7 avril 2022.
Du mardi au samedi à 21 h, samedi à 17 h.
Théâtre La Bruyère, Paris 9e, 01 48 74 76 99.
>> theatrelabruyere.com

Brigitte Corrigou
Lundi 4 Avril 2022

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© Betül Balkan.
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