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Théâtre

-"Antigone" ou la tragédie du pouvoir en marche

Si, pour des générations, "Antigone" se résumait à celle d'Anouilh qui en a fait un drame personnel, celui d'une héroïne féminine résistant jusqu'à mort s'ensuive afin de donner sépulture au "mauvais frère", Lucie Berelowitsch - de famille russe - retourne non sans bonheur aux sources.



© A. Keil.
© A. Keil.
Ce faisant, convoquant avec hardiesse Sophocle et Brecht, elle fait voler en éclats le mythe construit de toutes pièces au XXe siècle pour en livrer une fable sombre et sauvage d'une beauté lumineuse dont l'enjeu se déplace : ce n'est plus l'intime mais l'État "en personne" qui est promu horizon d'attente de la performance théâtrale.

D'emblée, le décor monumental d'un palais antique, ouvrant sur un parvis souillé du sang des deux frères rivaux, introduit à la dimension de la tragédie qui va se jouer. Dépassant le cadre d'une "affaire de famille", le drame devient affaire d'État, affaire de tous… Étéocle et Polynice s'étant entretués sous nos yeux, Antigone et Ismène discourent. Antigone, sereine, énonce : "le malheur est en marche"… phrase dont la polysémie nous atteint, nous spectateurs français de 2020 placés sous le règne du 49.3 du parti de la macronie… alors que le texte a été écrit suite à la révolution ukrainienne de février 2014. Preuve, s'il en était besoin, de l'universalité du drame atemporel dont l'écriture théâtrale se saisit pour dire le monde tel qu'il va, à Thèbes, ici et maintenant, ou sur les rives de la mer Noire.

© A. Keil.
© A. Keil.
Mais, comme si cette annonce de la sœur farouchement déterminée ne suffisait pas, c'est au chœur de s'en faire le porte-voix au travers de chants accompagnés des musiques en live interprétées par les Dakh Daughters, actrices musiciennes ukrainiennes déjantées (cf. Dakh Daughters Band et leur "Freak Cabaret" électrisant) et animées par le souffle libertaire des événements de Maïdan à Kiev. Et que chante en boucle ce chœur ukrainien, miroir tendu aux hommes comme en son temps il revenait au chœur grec ? "C'est une tragédie, tragédie-comédie… Le roi Créon/Le maître de Thèbes/A ordonné ainsi/L'un sera enterré, et l'autre/donné aux chiens/Aïe aïe aïe/Caprice du despote, orgueil du tyran, Malheur du peuple".

Le décor étant posé, le drame étant exposé, l'espace du plateau débordant sur la salle éclairée - rendant de fait obsolètes les frontières entre fiction projetée et réalité vécue -, les attendus de la tragédie-comédie vont se précipiter en un flux ininterrompu de paroles proférées, chants hypnotiques et combats des corps confrontés à l'état de violence confondue avec la violence d'État. Point d'orgue - à entendre comme summum mais aussi pause dans l'action - de cette composition plastique à faire pâlir de jalousie les clairs obscurs sensuels du Caravage, le chœur distille suavement sa partition. Drapées de vêtements entre toges et tuniques soyeuses contemporaines, les fabuleuses passeuses entre l'antique et le présent, entre les Dieux et les Hommes, nous enchantent littéralement.

© A. Keil.
© A. Keil.
Alors, éclaboussée par cette beauté tragique, la sauvagerie des paroles proférées par Créon, aveuglé par ses nouveaux pouvoirs, devient objet de fascination, "Imaginez un homme chargé de diriger une cité entière/S'il renonce à mettre en œuvre les meilleures décisions/Un tel homme n'a pas sa place parmi nous (…)/Je veux que son corps reste là-bas, sur la terre/Et qu'il (Polynice) soit déchiqueté par les oiseaux et par les chiens"…

Pour devenir l'instant suivant, grâce à la distance théâtrale, objet de réflexion. En effet, si - comme se plaisait à le dire le psychanalyste Jacques Lacan - "Un roi qui se prend pour un roi est un fou", qu'en est-il de tous les petits chefs d'État contemporains qui font aisément litière de l'avis de leurs sujets pour passer en force ce qu'ils ont décrété être "les meilleures décisions" ?

Là encore, c'est le Chœur qui nous éclairera sur cette folie atteignant les tenants du pouvoir, lesquels, s'ils n'en mouraient pas tous, tous étaient frappés : "Juste une chose m'échappe/Pourquoi y a-t-il autant de mal sur terre ?/L'Homme est doué de raison./Sans doute./Mais va savoir pourquoi il ne raisonne pas…/Est-ce par ce qu'il ne sait pas se contrôler ?/Voilà pourquoi sur terre il y a autant de mal, de mal, de mal…".

© A. Keil.
© A. Keil.
Quant au personnage époustouflant de Tirésias, le devin aveugle éclairant le monde d'une acuité d'analyse renversante - pure incarnation du paradoxe du vivant -, il s'exprime indifféremment en français, russe et ukrainien, comme pour signifier sa hauteur de vue surplombant les misérables agitations du tyran, livré lui à l'hybris aveuglante générée par l'exercice du pouvoir. Quant à Antigone, elle s'exprimera en ukrainien - langue de l'intimité, de la résistance - alors que Créon lui s'exprimera en russe, langue de la domination politique.

Atteint de plein fouet par cette beauté vénéneuse qu'est cette "Antigone" ressuscitée par Lucie Berelowitsch et sa stupéfiante troupe, le spectateur semble "redécouvrir" la pièce. Derrière l'histoire maintes fois ressassée, un autre horizon d'attente se détache pour s'imposer royalement. Le théâtre semble ici n'avoir jamais été aussi proche de ce que l'on attend de lui : non nous divertir de nous-mêmes mais nous donner à voir… la maladie du pouvoir en marche.

"Antigone"

© A. Keil.
© A. Keil.
D'après Sophocle.
Texte publié aux éditions L'avant-scène théâtre sous le n° 1395.
Traduction ukrainienne et russe : Dmytro Tchystiak, Natalia Zozul et l'équipe artistique.
Traduction française : Lucie Berelowitsch avec l'aide de Marina Voznyuk.
Mise en scène et adaptation : Lucie Berelowitsch.
Assistante à la mise en scène : Julien Colardelle.
Avec : Ruslana Khazipova, Roman Yasinovskyi, Thibault Lacroix, Diana Rudychenko, Anatoli Marempolsky, Nikita Skomorokhov, Igor Gnezdilov, Alexei Nujni ;
Les Dakh Daughters : Natalka Halanevych, Tetyana Hawrylyuk, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina, Natalia Zozul.
Musique et collaboration artistique : Sylvain Jacques.
Scénographie et régie plateau : Jean-Baptiste Bellon.
Lumière et régie générale : François Fauvel.
Costumes : Magali Murbach et l'équipe artistique.
Composition musicale des chœurs : les Dakh Daughters et Vladislav Troitskyi.
Régisseur son : Christophe Jacques.

© A. Keil.
© A. Keil.
Décor construit par les Ateliers de la Comédie de Caen - CDN de Normandie.
Production Le Préau-CDN de Normandie - Vire, Les 3 Sentiers.
Durée : 1 h 30.

Création ukrainienne le 5 avril 2015, dans le cadre du Printemps français à Kiev.
Création française le 12 janvier 2016, au Trident, Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin.

A été présenté au TnBA - Grande Salle Vitez (Bordeaux), du 10 au 14 mars.

Une autre date était prévue le mardi 24 mars au Théâtre Le Liberté - Scène nationale à Toulon mais le Coronavirus en a décidé autrement.

Yves Kafka
Mardi 17 Mars 2020

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