La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2023

•In 2023• "By Heart" Tiago Rodrigues de tout cœur avec le public qui, en retour, lui fait la Cour…

Même le mistral, hier au soir, à la nuit tombée, entendait être de la fête en ajoutant une fantaisie exquise à son puissant souffle, feuilletant passionnément les ouvrages posés en bordure de plateau. Comme si un oracle avait voulu là, inspiré par Dionysos, dieu du Théâtre et de l'Ivresse, saluer "bien bas" le tout nouveau directeur du Festival. Une 77ᵉ édition qui fera sans nul doute date par ses choix de programmation et son atmosphère "humaine"… ouvrant sur un "à-venir" des plus excitants.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
"By heart", c'est toute une histoire personnelle, une histoire qui tient à cœur à Tiago lié à sa grand-mère par les liens que l'amour d'un sonnet de Shakespeare, appris par cœur, a rendu pérenne. Près de deux heures durant qui paraîtront une poignée de minutes tant l'énergie est contagieuse, le comédien dramaturge, assisté de dix spectateurs volontaires sortis spontanément des rangs du public, nous contera avec sensibilité, humour et fougue, cette belle histoire de littérature filiale… et autres.

Sur l'immense plateau de la Cour mythique habituée à recevoir des décors somptueux, démentiels même pour certains, quelques pauvres cageots de livres jetés là en vrac et dix chaises dépareillées, alignées en arc de cercle, constituent l'unique dispositif (dont les écologistes – et qui ne l'est pas aujourd'hui ? – salueront au passage l'impact carbone difficilement égalable). Prenant les devants d'une critique toujours prête à surgir, le maître de cérémonie précisera qu'il n'a rien changé à sa scénographie – la pièce a été créée en 2013 dans des lieux plus intimistes –, et si l'espace démesuré de la Cour pose effectivement un défi… c'est au public de s'y coller en trouvant sa propre réponse. Humour bienveillant et intelligence naturelle qui, d'emblée, créent une connivence entre salle et plateau.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Si l'expression "briser le quatrième mur" a encore un sens, elle trouve ici toute sa place. En effet, entre les phases d'apprentissage du Sonnet 30 – celui que, à sa demande, il a appris à sa grand-mère devenant aveugle pour qu'elle continue à voyager dans sa tête entre les lignes du poème – et celles qui viendront trouer le sonnet par la mise en abyme d'autres textes littéraires, les saillies de l'auteur de "By Heart", fuseront, déclenchant les éclats de rire de la Cour aspirée littéralement par l'Avant-scène, et annihilant toutes frontières entre l'espace de la création et celui de la réception.

"De la beauté et de la consolation" – à elle seule cette expression délivre l'essence de la poésie, littérature et théâtre réunis dans la même entité – était le titre d'une émission de la TV hollandaise où le journaliste interviewait le professeur de littérature George Steiner, il va devenir le fil rouge de l'épopée shakespearienne en cours d'apprentissage. Que dit-il de nos sociétés, le très honorable professeur dont le visage imprimé au dos du T-shirt nous regarde ? "1937, congrès des écrivains soviétiques. Les gens tombaient comme des mouches"…

Alors qu'à la tribune les discours officiels clamaient en boucle des "Merci à Staline, notre frère et père !", l'écrivain Boris Pasternak montait sur la scène pour lancer un simple numéro, le chiffre 30… Pendant qu'il rappellera cet épisode d'une bravoure insensée, Tiago Rodrigues confiera à l'une des participantes au plateau le recueil des sonnets de Shakespeare ouvert à la page du sonnet 30… Ce poème traduit en russe qui dit combien la mémoire des "ombres du passé" ne pourra jamais être oblitérée, qui dit que Shakespeare survivra à tous les régimes d'enfermement et, avec lui, l'œuvre dissidente de Pasternak. Et lorsque, ajoutera-t-il, deux mille personnes ayant appris par cœur ce sonnet, se levèrent dans la salle du congrès soviétique pour le réciter en chœur, la chape de plomb de l'idéologie liberticide vola en éclats.

Traduisant les propos de Steiner – "Nous sommes ce dont nous nous souvenons. Et ce qui est en nous, ils ne peuvent pas nous le prendre. Ce que nous portons en nous, ces fils de putes ne peuvent pas l'atteindre" – Tiago Rodrigues prendra le soin de préciser que l'expression "fils de pute" lui est imputable… mais que si on préférait lui substituer des prénoms connus, libres à nous…

La lettre (fictive) au professeur George Steiner, lue au plateau, révèlera la signification des cageots remplis de livres sur l'avant-scène, ceux (réels) apportés par Tiego à sa grand-mère très friande de lectures jusqu'au jour où, sa vue déclinant avec l'annonce prochaine de sa cécité, elle demanda un livre à apprendre par cœur afin d'habiter ses rêveries. Et ce titre – le sonnet 30 de Shakespeare –, c'est Steiner qui en donna l'idée en souvenir de Boris Pasternak. Ainsi, en va-t-il de la transmission du "par cœur".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Avec la pointe d'humour bienveillante qu'est la sienne, s'appuyant sur quelques bafouillages d'une participante, comme pour la rassurer, il commentera : "Si parfois vous oubliez un mot, ce n'est pas grave. Le public aime bien regarder la vulnérabilité des artistes sur scène". Sans y paraître, ce qui s'écrit là au travers d'anecdotes légères, c'est un manifeste pour le théâtre dont l'acteur fantasque écrit sous nos yeux, sans en avoir l'air, quelques lignes.

Le choix du roman de Ray Bradbury extrait de l'un des cageots avec, entre ses feuillets, le programme lisboète, confié là encore aux participants, annonçant la projection du film éponyme de François Truffaut, renverra à nouveau à l'importance primordiale de la mémoire. Faire survivre les mots destinés à être brûlés, imprimer dans la mémoire vive des hommes les livres afin que ces derniers survivent à tous les autodafés… "Si dix personnes connaissent un poème par cœur, le KGB, la CIA ou la Gestapo ne peuvent rien faire, ce poème survivra".

Des bataillons resteront donc à former pour apprendre "en résistance" des bibliothèques entières menacées de destruction par les totalitarismes de tous poils et de toutes époques… À cet instant, Tiago Rodrigues penserait-il à ce Président du Conseil régional d'Auvergne-Rhône-Alpes, retirant en mai dernier la totalité de ses subventions au TNG de Lyon, jugé trop critique, et faisant de la chasse aux livres "impies" dans les bibliothèques de sa région, l'ossature de sa politique culturelle ? Quant au bataillon des dix personnes réunies ce soir sur le plateau de la Cour d'Honneur, il aura "ingéré" le Sonnet 30 de Shakespeare pour faire corps avec lui… "Ingéré", au sens propre du terme, le sonnet ayant été imprimé avec une encre de qualité alimentaire sur une pâte comestible, à la différence des exemplaires distribués à la sortie aux autres spectateurs qui eux portaient la mention "sonnet immangeable".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ce qui aurait pu apparaître comme un show improvisé, tant le naturel et la spontanéité du comédien – metteur en jeu – directeur du festival semblaient au-dessus de tous soupçons, était en fait minutieusement écrit… Si bien qu'au-delà du plaisir immédiat partagé avec les dix récitants du plateau, ressort au terme de cette représentation de clôture du Festival, le sentiment fabuleux que le théâtre est vraiment une illusion plus fort encore que la vie ou, beaucoup mieux dit, que "Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes n'en sont que les acteurs" ("Comme il vous plaira", d'un certain Shakespeare).

Ainsi "By Heart", au-delà de l'histoire anecdotique touchante qu'il raconte (ce lien très fort entre une grand-mère et un jeune-homme, Tiago, réunis par Shakespeare), se pose comme un manifeste vivant pour le théâtre. Tel semble être en effet l'enjeu de cette forme qui, contre toute attente, a passé allègrement la rampe du gigantisme de la Cour d'Honneur pour venir nous réjouir dans un lâcher prise salutaire.

Vu le mardi 25 juillet 2023, dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes à Avignon.

"By Heart"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Spectacle en français surtitré en anglais
Texte : Tiago Rodrigues, "By Heart", traduction Thomas Resendes, est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.
Mise en scène et interprétation : Tiago Rodrigues.
Traduction : Thomas Resendes.
Extraits et citations de William Shakespeare, Ray Bradbury, George Steiner et Joseph Brodsky.
Traduction du sonnet n°30 de William Shakespeare : Françoise Morvan.
Scénographie, costumes et accessoires : Magda Bizarro.
Régie générale : André Pato.
Régie son : Pedro Costa.
Durée : 1 h 45.

Créé le 19 novembre 2013 au Maria Matos Teatro Municipal à Lisbonne (Portugal).
Présenté pour la première fois en France le 3 novembre 2014, au Théâtre de la Bastille à Paris.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
•Avignon In 2023•
25 juillet 2023.
Représenté à 22 h.
Cour d'Honneur du Palais des Papes d'Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
23 et 24 septembre 2023 : Théâtre Garonne Scène européenne, Toulouse (31).

Yves Kafka
Vendredi 28 Juillet 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024