La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Un poignard dans la poche" Au secours Ionesco, tes Rejetons arrivent !

Si, pour leur premier spectacle, les énigmatiques Rejetons de la Reine - collectif issu de la troisième promotion de l'éstba (École supérieure de théâtre de Bordeaux Aquitaine) - ne prennent pas un risque… c'est celui de passer inaperçus. Le moins que l'on puisse dire, c'est que leur proposition perturbe les attendus d'une représentation assise confortablement dans son fauteuil, nous projetant tout de go sur l'avant-scène d'un "théâtre de l'absurde", initié naguère par un autre enfant terrible, un certain Eugène Ionesco.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
L'ombre du "Rhinocéros", né en 1959 de l'imaginaire du dramaturge franco-roumain, plane ce soir-là sur le plateau du studio de création du TnBA sous les traits d'un mystérieux bouc, apparaissant tour à tour aux membres d'une famille très ordinaire réunie à l'occasion d'un déjeuner dont la suite s'avèrera moins ordinaire. Sous le vernis culturel, toujours prêt à se fissurer au moindre coup de canif (de poignard en l'occurrence), l'animal cornu associé au diable (cf. "Le Sabbat des sorcières" de Francisco Goya) pointera inopinément son mufle pour faire symptôme du monstre tapi en chacun.

Tout commence dans l'univers réaliste d'une première invitation à déjeuner conviant la petite amie de la fille chérie d'un couple lambda pour, de manière circulaire, terminer autour de la même table… après que le plateau eut été le théâtre de phénomènes abracadabrantesques orchestrés par de jeunes comédiens mus par le désir collectif de rendre intranquille la scène.

Faisant face au public, deux parents de notre temps, interchangeables sous tous rapports, attendent fébrilement… Curieux comme pas deux de découvrir l'heureuse élue et tout autant soucieux de bien la recevoir - faut vous dire madame monsieur que chez ces gens-là, on connaît les bonnes manières -, la mère a été chargée de préparer un agneau au basilic dont les tribulations à elles seules mettront en appétit… Jusque-là, on pourrait se croire invité aux prémices d'une scène boulevardière chez de quelconques petits bourgeois que l'on devine transparents. Sauf que, à d'infimes détails, on pressent qu'il n'en est rien, un discret parfum de "La Noce chez les petits bourgeois" de Bertolt Brecht flottant dans l'air.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Et dès que l'impétrante se présentera, le doute ne sera plus de mise. Chef de projet - entendre : meneuse anarchiste activiste… - elle va introduire dans ce milieu ultra normé le grain de folie enrayant la mécanique des conventions cultivées comme viatique. Catalysant par sa présence décalée les désirs et frustrations, ce petit monde va voler en éclats. Interchangeant alors rôle et place, faisant taire tout surmoi oppressif pour donner voix aux fantasmes, les protagonistes "déchainés" - au sens littéral - découvrent des territoires qui leur étaient interdits, territoires où rôde le monstrueux indompté.

Le premier symptôme du dérèglement généralisé des "sens" est à repérer dans les "dé-cadences" du langage pris à son propre piège. Dans ces phrases d'une banalité confondante répétées en boucle et avançant sur place en trébuchant, les mots creux se prennent les pieds l'un dans l'autre pour mieux tomber dans le vide qu'ils énoncent. Comme si le temps chahuté voulait en vain par le truchement des mots de tous les jours s'ancrer à une réalité rassurante alors que par ailleurs le plateau est mis à feu et à sang sous l'effet de la folie furieuse qui l'embrase.

Inanité du langage reliée à l'absence de caractères des personnages. Aucune psychologie singulière, tous étant des clones sans autre existence que celle que leur confère le titre qu'ils se donnent, et encore celui-ci est-il constamment blackboulé par le jeu des situations. Ainsi l'un se fait roi, l'autre reine, les deux se rejoignant dans l'adage du psychanalyste Jacques Lacan pointant qu'"un roi qui se prend pour un roi est un fou". Et c'est bien une "scène" folie qui souffle, le roi et la reine, visages ensanglantés par le poignard sorti de la poche de l'activiste révolutionnaire, ressuscitant l'instant d'après avoir été saignés à rouge… pour être à nouveau trucidés, avant de reprendre leur place à table comme si de rien n'était.

Car d'intrigue, il n'y en a pas non plus. Aucune progression, que des digressions "encerclées" par le même schéma de table réunissant, au début comme à la fin de la pièce, les mêmes personnages dans la même disposition. Un point de capiton cependant relie entre elles les scènes "explosées" : l'apparition du mystérieux bouc faisant effraction sous différentes formes, mais portant toujours le même nom : Antoine !

Mais de qui Antoine est-il au juste le prête-nom ? Tantôt, il est vu comme le bouc des voisins troublant la quiétude et mettant les nerfs à vif des parents. Tantôt, c'est le bouc porté avec tendresse dans les bras de l'activiste déplorant par la suite qu'il soit victime des snipers contre-révolutionnaires. Tantôt c'est encore le bouc enfanté par la mère ("Rosemary'baby" de Roman Polansky ?) et donc frère monstrueux de la fille de la famille. Autant de flashs métaphorisant en chacun le même objet fuyant, celui des peurs ou des désirs inavoués.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
"Un poignard dans la poche" peut "déconcerter"… Mais c'est à ce point précis que se noue son intérêt. Celui d'un "antithéâtre" où la parole n'a de sens que pour dire l'effondrement d'un langage seul apte à signifier le rien de nos existences se délitant dans un conformisme mortifère. Ainsi l'agneau au basilic tant de fois sorti du four devient un savoureux plat de spaghettis (écho du surprenant "il est neuf heures" de La Cantatrice chauve tandis que résonne les dix-sept coups de la pendule anglaise…), le bouc jamais représenté mais toujours présent métaphorisant pour sa part le "je-ne-sais-quoi" essentiel.

Et si l'on rit "absurdement", c'est que ce comique porte dans ses plis l'intuition de l'absurde, il devient l'arme à portée de mains - "un poignard dans la poche" - pour dire le tragique d'une époque où la communication policée tue le sens et obscurcit tout horizon d'attente. Dans ce contexte, un tantinet désespérant, la proposition de cette jeune troupe "décomplexée" trouve toute sa place et mérite d'être entendue… et saluée !

Vu au Studio de création du TnBA (Bordeaux), le mercredi 13 octobre 2021 à 20 h dans le cadre du festival FAB 2021.

"Un poignard dans la poche"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Création 2021.
Mise en scène collective : Les Rejetons de la Reine.
Texte : Simon Delgrange.
Dramaturgie : Franck Manzoni.
Avec : Jérémy Barbier d'Hiver, Clémentine Couic, Alyssia Derly, Julie Papin.
Lumière : Arthur Gueydan.
Costumes : Jeanne Bonenfant.
Remerciements à Gala Ognibene pour ses conseils et son aide précieuse en scénographie.
Durée : 1 h 20.

A été représenté du 12 au 16 octobre 2021 au TnBA dans le cadre du FAB 2021.

Les 6 et 7 décembre 2021.
À 18 h et 21 h.
Dans le cadre du Festival Impatience 2021.
Jeune Théâtre National, 13, rue des Lions Saint-Paul, Paris 4e.
>> jeune-theatre-national.com

>> festivalimpatience.fr

Yves Kafka
Lundi 6 Décembre 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024