La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2023

•In 2023• "Marguerite : le Feu" Itinéraire d'une autochtone québécoise, une lutte exemplaire pour s'affranchir des fers

Du Mont-Royal à Montréal à la montagne Pelée en Martinique, comme brûlée par la lave souterraine des deux volcans endormis, la trace de Marguerite Duplessis se perd… Première femme d'origine autochtone à avoir osé intenter un procès pour contester sa mise en esclavage par une personnalité québécoise – ayant pignon sur rue – de la traite des Noirs, elle ne pouvait laisser indifférente une autrice canadienne d'origine anichinabée. Émilie Monnet "invente" ici (comme on invente un trésor) une mise en jeu flamboyante, faisant vibrer les corps et les âmes, afin de célébrer sur un plateau de théâtre l'énergie exemplaire de cette jeune femme du XVIIIe siècle férue de liberté.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
D'emblée, le décor "parle"… Une étrave de bateau comme un dégradé de noirs – digne des outrenoirs de Pierre Soulages – occupe tout l'arrière-plan de la scène. Figure de proue gigantesque d'un navire renvoyant aux embarcations négrières engloutissant leur cargaison humaine, mais aussi, de manière certes plus subliminale, figure de proue d'une jeune femme, exaltant la pionnière de la lutte anti-esclavagiste qu'a été Marguerite Duplessis, une héroïne dont le nom se doit de ne pas sombrer dans les cales de l'Histoire.

Quatre comédiennes (dont Émilie Monnet) pour donner corps et voix au combat incarné par Marguerite, quatre femmes imprégnées de la culture autochtone, dont elles portent la vêture colorée, vont faire entendre une heure durant l'impensable de la discrimination raciale, celle d'hier et d'aujourd'hui. Au travers de chants et de cris dansés, de paroles s'élevant comme des incantations, de mots crus évoquant sans concession leur sort passé et présent ("Dis-moi d'être une femme indienne docile et chaude. Si je résiste, je serai jetée par-dessus bord… Empoigne-moi, déchire ma robe… Agrippe-moi par les cheveux pour que j'enfourne ta queue."), elles portent haut la révolte des insoumises de toutes les époques, insoumises dont Marguerite est l'étendard.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Les quatre actrices faisant chorus renvoient au chœur grec chargé d'initier la tragédie à l'œuvre en la commentant. Elles ne forment qu'une seule et même entité dont les voix en écho s'emploient à sculpter le portrait de Marguerite au travers de traces présentes. Ainsi de cette discrète plaque apposée rue Saint-Paul à Montréal – rue des propriétés des Juges dont les ancêtres ont bâti leur fortune sur la traite humaine – commémorant l'emplacement où a été brûlée vive Angélique, l'amie de Marguerite, en l'an de grâce 1734. Quelques années plus tard, Marguerite sera la suppliante tenue dans les fers, présentant à l'Intendant de la Nouvelle France – par l'intermédiaire de son défenseur plaidant qu'elle est la fille naturelle du sieur Duplessis – sa requête de mise en liberté…

Des ahanements de souffrance alternent, dans de très beaux tableaux vivants, avec les danses toniques exorcisant l'entrave des fers. Les questions fusent concernant l'endroit du cachot où elle fut enfermée, l'origine de la balafre qui couvrait son œil, la destination qui a été la sienne suite au verdict. Les voix s'élèvent, mêlant leurs accents plaintifs et/ou tranchants aux corps accablés s'avançant en bord de plateau.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Chorégraphies saisissantes de l'effondrement progressif du corps de Marguerite au fur et à mesure de l'énonciation des noms des esclaves embarquées comme elle à destination des plantations martiniquaises… Le bruit des voix s'enfle jusqu'à atteindre un degré de saturation insupportable, jusqu'à épuisement, jusqu'à l'anéantissement… Là-bas comme ici, esclaves déportées de la rue Saint-Paul de Montréal à Saint-Pierre de l'île de la Martinique, l'Histoire se rappelle à la mémoire labile… "Ne jamais oublier, les morts aiment nous entendre chanter"…

Immersion "artistique" dans le monde des peuples autochtones soumis au bon vouloir de maîtres négriers drapés dans leur (in)dignité de classe. Sculptures vivantes de corps féminins mis à l'épreuve des fers. Voix troublantes d'un chœur faisant revivre devant nous une certaine Marguerite Duplessis, figure de proue de la lutte anti-esclavagiste. Un spectacle profondément humain.

Vu le mardi 11 juillet 2023 au Théâtre Benoît XII à Avignon.

"Marguerite : le Feu"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Spectacle créé le 15 mars 2022 au Théâtre Espace Go, Montréal, Québec.
En français surtitré en anglais.
Texte : Émilie Monnet.
Mise en scène : Émilie Monnet, Angélique Willkie.
Assistant à la mise en scène : Érika Maheu-Chapman.
Avec : Anna Beaupré Moulounda, Catherine Dagenais-Savard, Émilie Monnet, Tatiana Zinga Botao.
Dramaturgie : Marilou Craft.
Scénographie : Max-Otto Fauteux.
Musique : Laura Ortman, Frédéric Auger
Lumière : Julie Basse.
Vidéo : Caroline Monnet.
Son : Frédéric Auger.
Costumes : Ange Blédja.
Voix : Dominique Cyrille.
Durée : 1 h.

•Avignon In 2023•
Du 7 au 11 juillet 2023.
Représenté à 19 h.
Théâtre Benoît XII, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Yves Kafka
Samedi 15 Juillet 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024