La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Alceste" à Garnier : "seule la musique sauve"

Reprise de la production d'"Alceste", la tragédie lyrique de Gluck à l'Opéra Garnier jusqu'au 15 juillet 2015. Avec la crème des jeunes chanteurs français actuels, le dramaturge et metteur en scène Olivier Py nous livre sa vision (décevante) de cette tragédie de la piété conjugale inspirée de la pièce d'Euripide.



© Julien Benhamou/Opéra National de Paris.
© Julien Benhamou/Opéra National de Paris.
Le public a changé depuis le XVIIIe siècle et le goût aussi. On peut rester de marbre devant cette grande déclamation lyrique du compositeur autrichien Christoph Willibald Gluck au carrefour du classicisme et de l'esthétique des larmes et du pathétique chère au Siècle des Lumières. Jean-Jacques Rousseau trouvait d'ailleurs cette "Alceste" presque monotone puisque "tout y roule presque sur deux seuls sentiments, l'affliction et l'effroi". Mais quel en est l'argument ?

D'abord créée en 1767 à Vienne avec un livret italien, Gluck en commande quelques années plus tard une version française (réputée plus efficace car plus resserrée) au librettiste Gand Le Blanc du Roullet pour la première parisienne en 1776. Inspiré par la tragédie d'Euripide, le livret met en scène Alceste, la reine de Thessalie (ce royaume sur la route de la Macédoine et de l'Hellespont dont parle "L'Iliade"), qui décide de se sacrifier pour sauver la vie de son époux adoré Admète. Celui-ci s'est vu récompenser par Apollon et jouit de la vie éternelle mais chaque année quelqu'un doit prendre sa place aux Enfers. Un vrai cadeau empoisonné.

© Julien Benhamou/Opéra National de Paris.
© Julien Benhamou/Opéra National de Paris.
Après "Orphée et Eurydice", "Alceste", qui exalte les vertus antiques sublimes du sacrifice et de l'amour conjugal (cet héroïsme conjugal cité dans "Le Banquet" de Platon), témoigne pour le spectateur moderne de la révolution qu'opère Gluck dans le genre de l'opéra. Contre les dérives de l'opera seria italien faisant la part trop belle aux virtuosités pyrotechniques des chanteurs, le protégé de la reine Marie-Antoinette renonce aux récitatifs, aux ornements outranciers et initie une réforme appelée à une grande postérité de Berlioz à Wagner : la continuité musicale et l'importance de l'orchestre en tant que tel.

La partition qui présente de magnifiques pages est admirablement défendue par un de ses grands connaisseurs, Marc Minkowski, à la tête de sa formation des Musiciens du Louvre Grenoble et de son chœur : précision, maîtrise et haute inspiration servent ici le lyrisme des déclarations d'amour, le pathétique des lamentations et les effrois tapis aux portes des Enfers. Rien ne manque, tout porte d'autant plus qu'un nouvel aréopage de quelques-uns des meilleurs chanteurs français revivifient parfaitement les héros du mythe. Véronique Gens incarne avec sensibilité et passion la reine Alceste. Son grand air "Divinités du Styx" hantera longtemps nos esprits. Le ténor Stanislas de Barbeyrac offre sa belle voix quasi surnaturelle au désespoir du roi Admète et le baryton Stéphane Degout met sa diction et l'amplitude de sa tessiture au service de deux personnages : le Grand Prêtre d'Apollon et Hercule (qui obéit au doux devoir de deus ex machina non sans humour). Mention spéciale également aux coryphées tous superbes (Chiara Skerath, Manuel Nunez Camelino, Tomislav Lavoie, Kevin Amiel) et à l'Oracle de François Lis.

© Julien Benhamou/Opéra National de Paris.
© Julien Benhamou/Opéra National de Paris.
Seule la mise en scène d'Olivier Py déçoit malgré les beaux clairs-obscurs de Bertrand Killy. Des artistes dessinent sans discontinuité des fresques à la craie sur les murs - allégorisant la vita brevitas que chante le livret, procédé ici sans beauté (même si cet happening de plus de deux heures est un vrai exploit technique). On admirera aussi le stoïcisme des chanteurs obligés d'escalader plusieurs fois d'affreux praticables abrupts (sans doute les escaliers du palais et de l'ascension héroïque) sans tomber tout en se concentrant sur l'intériorité de leur personnage. Si une des inscriptions (inscrites puis effacées en nombre sur un tableau noir au premier plan), "seule la musique sauve", frappe par son évidence, avouons que le grand Olivier Py et son vieux complice Pierre-André Weitz ont bien manqué d'inspiration - une fois n'est pas coutume.

Du 16 juin au 15 juillet 2015.
23, 25 et 28 juin à 19 h 30 ; 1er, 5, 7, 9, 12 et 15 juillet à 19 h 30.
Opéra national de Paris- Salle Garnier, 0 892 89 90 90.

© Julien Benhamou/Opéra National de Paris.
© Julien Benhamou/Opéra National de Paris.
Place de l'Opéra, Paris 9e.
>> operadeparis.fr

"Alceste" (1776).
Tragédie lyrique en trois actes.
Musique : C. W. Gluck (1714-1787).
Livret : François-Louis Gand le Bland du Roullet.
Durée : 2 h 45 avec entracte.

Marc Minkowski, direction musicale.
Olivier Py, mise en scène.
Pierre-André Weitz, décors et costumes.
Bertrand Killy, lumières.

Stanislas de Barbeyrac, Admète.
Véronique Gens, Alceste.
Stéphane Degout, Le Grand Prêtre d'Apollon/Hercule.
Manuel Nunez Camelino, Evandre/Coryphée alto.
Chiara Skerath, Coryphée soprano.
Tomislav Lavoie, Apollon/Un Héraut/Coryphée basse.
François Lis, Une Divinité infernale/L'Oracle.
Kevin Amiel, Coryphée ténor.

Chœur et Orchestre des Musiciens du Louvre Grenoble.
Christophe Grapperon, Chef de chœur.

Christine Ducq
Mercredi 24 Juin 2015

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024