La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2023

•Off 2023• "L'écriture ou la vie" Cette odeur étrange qui flottait sur la colline de l'Ettersberg fallait-il l'étouffer, ou libérer ses miasmes ?

Jorge Semprun, prisonnier au camp de Buchenwald édifié sur la colline de l'Ettersberg, sera libéré par les Américains, le 11 avril 1945. Il lui faudra attendre de nombreuses années pour qu'un événement de nature traumatique enclenche en lui l'urgence d'écrire l'impensable. Jusque-là, sa mémoire clivée avait abréagi les monstruosités auxquelles il avait été exposé, en faisant en sorte que ses responsabilités d'intellectuel engagé constituent une digue contre l'(in)humanité vécue. Trouver refuge dans une "amnésie volontaire" pour reprendre pied…



© Vincent Berenger.
© Vincent Berenger.
Deux hommes, tout de noir vêtus et enveloppés d'un lourd silence, occupent l'espace minéral de la Chapelle. Deux femmes au second plan, l'une en se retournant découvrira son visage couvert d'un masque neutre… Prologue. Le 11 avril 1987, Primo Levi, écrivain juif italien qui avait survécu au camp d'extermination d'Auschwitz, meurt en se jetant par la fenêtre à Turin, sa ville natale. Lui qui avait élu l'écriture comme palliatif au traumatisme concentrationnaire en lui permettant de l'exorciser, l'extrayant de sa psyché pour en faire matière d'écriture, se retrouvait brutalement rattrapé par l'innommable qui le précipitait vers la mort.

Jean-Baptiste Sastre, à la présence impressionnante, va donner vie à l'auteur de "L'écriture ou la vie" en interprétant avec fougue les lignes des feuillets qu'il tourne de sa main gantée. Il donne l'impression d'être lui-même Jorge Semprun, relisant son manuscrit… tant la passion de l'exaltation à l'abattement est omniprésente. Quant à la présence féminine au masque neutre, lisant au-dessus de son épaule, attentive, elle est le visage discret de celle qui l'a accompagné tout au long de sa traversée.

© Vincent Berenger.
© Vincent Berenger.
L'acte de désespoir de Primo Lévi sonne en effet le glas du déni dans lequel Jorge Semprun pensait pouvoir trouver le repos. En effet, la nouvelle de son suicide le rendait subitement mortel. Il aurait bien voulu ruser encore avec cette mémoire mortifère qui, par effraction, lui (re)présentait les tortures de la villa de la Gestapo à Auxerre ou encore d'autres images échappées d'un enfer auquel il voulait à tout prix échapper, mais, là, il se rendait compte, à la faveur de cette mort réelle, que l'oubli était un leurre. En choisissant l'amnésie pour survivre, en se jetant corps et âme dans une frénésie d'activités absorbantes, en choisissant ce qu'il avait appelé "la vie", il était en train de passer à côté d'elle, d'être ce qu'il n'était pas.

Dès que les chants religieux entonnés a cappella et résonnant sous les voûtes du Théâtre des Halles cessent, Jean-Baptiste Sastre, double de Jorge Semprun, fait front face à l'ultime échéance. Il la regarde désormais sans sourciller, laissant resurgir l'effroi des trois officiers britanniques lorsqu'ils le découvrirent à Buchenwald… Des yeux enfoncés dans les orbites, une maigreur extrême, bref un cadavre vivant. Et cette odeur des chairs brûlées, l'étrange odeur, écœurante, obsédante. Il suffit de renoncer à "se distraire", et elle revient, intacte.

© Vincent Berenger.
© Vincent Berenger.
Il y a aussi ce bruit dans les oreilles, comme si les mots hurlés par la sirène d'alerte – Feindalarm ! Feindalarm ! – étaient restés coincés au creux de leur pavillon. Ils annonçaient ces mots allemands que "l'ennemi" (les libérateurs !) était aux portes du camp. Dès lors, le comité clandestin auquel il appartenait, se rappelle-t-il, est passé à l'action… Il se souvient, marchant dans la nuit, tous outillés de tout ce qu'ils avaient pu récupérer comme armes, un rêve que personne n'aurait jamais osé imaginer… Et, dans le même temps, accompagnant ce doux souvenir, l'impossibilité cruelle de ne pouvoir faire comprendre aux libérateurs que les oiseaux qu'on n'entend plus, ces oiseaux qui ont déserté la colline de l'Ettersberg, ils vont peut-être revenir, les fumées des crématoires n'étant plus… Ou encore, comment transmettre l'expérience de la fumée voguant sur les vivants rassemblés, eux qui n'ont pas vécu la sauvagerie de l'animal humain…

La mémoire est semblable à une pelote de fil, si l'on en tire un bout, tout suit… Le bloc 56. Son ancien professeur à la Sorbonne, Maurice Halbwachs, arrivé là à l'ultime limite de ses forces, son corps sous l'effet de la dysenterie proche de la déliquescence… Ce dernier regard échangé, ces vers de Baudelaire qu'il lui a dit, et cette communion dans l'expérience même de la mort, comment la faire entendre ? Le ton s'enfle pour exploser tant la colère et l'impuissance ressenties sont immenses. Autour d'un petit autel renfermant une Thora, un chant viendra à nouveau apaiser la tension.

© Vincent Berenger.
© Vincent Berenger.
L'acteur hongrois – les Hongrois furent particulièrement ciblés par l'extermination à grande échelle – raconte à son tour (dans sa langue traduite par Jean-Baptiste Sastre) l'horreur et la folie découvertes à la libération du camp. Les corps décharnés, empilés dans les châlits, les yeux exorbités ouverts sur les horreurs du monde, cet éclair parfois les traversant comme si l'ultime violence de l'espérance s'y était figée. Et puis, comme un soupçon de voix humaine s'échappant du tas de cadavres, la voix de la mort qui chantonnait. Et cette mort-là parlait yiddish… C'était la prière des morts… Masque retiré, l'actrice, d'une voix vibrante d'humanité, psalmodie les versets de la prière.

Et puis le retour à Buchenwald, passé sous contrôle du KGB. L'immense espoir de liberté recouvert par une autre tyrannie… La voix grave d'une femme, à la tessiture envoûtante… La course, nu sur le ciment glacé, pour récupérer au vol un ballot de vêtements trop petits, trop grands… Le mot adressé par l'Allemand communiste – ouvrier spécialisé, pas étudiant en philosophie dont on n'avait que faire à Buchenwald – qui lui avait valu la vie sauve… Autant d'effractions dans sa mémoire blessée propres à être élaborées grâce à l'écriture salvatrice.

© Vincent Berenger.
© Vincent Berenger.
Faire émerger le passé, si impensable soit-il, a pour effet de produire une pensée réflexive de nature à le mettre en perspective avec des réalités présentes. Jean-Baptiste Sastre, porte-parole de Jorge Semprun, pour faire vivre ses mots au-delà de la disparition du dernier survivant du mal absolu de Buchenwald, se livrera alors à une péroraison des plus percutantes. Si "la mort est un maître venu d'Allemagne" (Paul Celan), elle a revêtu d'autres masques venus de France, de l'URSS, et d'autres contrées encore, car la mort est le masque de l'Humanité. L'essentiel de ce que l'on apprend du mal radical… c'est qu'il n'est pas "inhumain" mais consubstantiel à l'espèce humaine. Les SS étaient aussi humains que les plus purs d'entre nous.

Paroles très fortes délivrées par des comédiens porteurs en eux de convictions décuplant la force des écrits de "L'écriture ou la vie" pour, dans une mise en jeu envoûtante, venir percuter nos consciences par trop souvent assoupies. De la belle ouvrage…

Vu le vendredi 21 juillet 2023 à la Chapelle du Théâtre des Halles à Avignon.

"L'écriture ou la vie"

© Vincent Berenger.
© Vincent Berenger.
Création 2023.
D'après "L'Écriture ou la vie" de Jorge Semprún (publié aux éditions Gallimard, 1994).
Adaptation et mise en scène : Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass.
Avec : Hiam Abbass, Caroline Vicquenault, Geza Rohrig et Jean-Baptiste Sastre.
Scénographie : Caroline Vicquenault.
Création lumière : Dominique Borrini.
Création masques : Erhard Stiefel.
Production Châteauvallon-Liberté - Scène nationale.
Pour tous dès 16 ans.
Durée : 1 h 30.

•Avignon Off 2023•
A été représenté du 7 au 26 juillet 2023.
Tous les jours à 11 h.
Théâtre des Halles, Chapelle, 22, rue du Roi René, Avignon.
>> theatredeshalles.com

Tournée
Automne 2024 : Le Liberté - Scène nationale, Toulon (83).

Yves Kafka
Lundi 31 Juillet 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024