La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Que sur toi se lamente le Tigre" ou la défaite de l'amour

Irak. De nos jours. Une jeune femme retrouve son promis en cachette. Tous deux sont étourdis de fébrilité, enivrés par la naissance du désir. Tous deux se retrouvent plusieurs fois, discrètement, car ce genre de rencontre, seuls, en tête-à-tête et sans voile, ne se fait pas dans ce pays. Est interdit. Est presque un crime. Même s'ils ne font que s'effleurer du regard et ne se toucher que du souffle de leurs murmures, c'est punissable, une honte possible, un déshonneur. Mais la jeunesse amoureuse, d'où qu'elle soit, est par nature folle de témérité.



© Victor Tonelli.
© Victor Tonelli.
Et puis un jour, c'est la guerre, le promis est mobilisé. C'est la dernière fois qu'ils se retrouvent dans leur cachette. Le manque à venir qu'ils pressentent l'un pour l'autre leur fait se donner l'un à l'autre. Ils font l'amour.

Le monde qui les entoure s'ingéniera à les défaire définitivement de cet amour-là.
Un monde où le regard social a plus de valeur que la vie humaine. Où le corps de la femme ne lui appartient pas, mais qu'il appartient à sa famille, à son mari, à la communauté.

L'histoire racontée dans "Que sur toi se lamente le Tigre" ressemble à un drame sentimental où un simple moment de bonheur déclenche toute une série d'événements tragiques qui s'enchaînent les uns après les autres. De cette étreinte qui aurait pu ne devenir qu'un souvenir intime entre la jeune femme et son mari va naître le chaos. La jeune femme est enceinte, le jeune homme est tué à la guerre, l'opprobre tombe sur elle et sa famille, là où "mieux vaut une fille morte qu'une fille mère".

© Victor Tonelli.
© Victor Tonelli.
Et l'œil putois de la communauté voit tout, salit tout, impossible de cacher cette grossesse. Ce sera le frère aîné de la jeune femme qui sera chargé de punir la fautive. Condamnée sans justice, mais étonnamment passive vis-à-vis de cette condamnation comme toute la famille, comme si tout recours, tout refus, toute fuite était impossible. Un asservissement total. Un monde étriqué comme une peau de chagrin.

Le texte d'Émilienne Malfatto retrace, points de vue par points de vue, l'histoire de cette jeune femme. Il met en lumière avec crudité la soumission absolue, l'abaissement de toute volonté propre de tout un peuple à des règles communautaires qui asservissent totalement les femmes, mais qui fait aussi en sorte d'enfermer le jugement des hommes dans des carcans mentaux aussi verrouillés que des ceintures de chasteté de l'âme. Mais il faut dire que ces règles communautaires leur donnent tout de même la part belle : le droit de dominer les femmes comme on joue avec des poupées qu'on peut même découper en morceaux si l'envie leur prend.

Alexandre Zeff adapte ce texte fort et violent en respectant la structure en monologues. Mais, pour rendre compte de l'univers qui entoure les personnages du drame, il déploie une immense machinerie scénique et fait appel aux différentes formes artistiques que sont le théâtre, la danse, la vidéo, la musique live, le chant et l'installation plastique. Les rives du Tigre qui traverse l'Irak servent de décor à l'histoire, ainsi que les dunes d'un sable dont les vagues varient avec le vent. Univers sensuel et dévorant qui recèle à la fois fascination et danger mortel, noyades, enfouissements, disparitions dans des nappes de brumes où tous mes mythes peuvent naître et se reproduire.

© Victor Tonelli.
© Victor Tonelli.
Une scénographie qui s'adapte à chaque monologue et évolue ainsi qu'une bande-son puissante qui parfois sature les oreilles. La forme, ici, prend le pouvoir et les changements de décor provoquent des interruptions du récit que la puissance du son ne parvient pas à remplir. Cela hache trop le spectacle et fait par moments perdre l'intérêt pour le tragique des personnages.

Reste que les interprétations, danses, chants et musiques live sont extrêmement belles. Et l'histoire poignante de cette famille finit par toucher, même si l'on reste étonné finalement que le terme de charia ou de loi islamique ne soit pas clairement énoncé dans le spectacle, mais qu'il y soit plutôt question de sorte de règles communautaires aux origines vagues et lointaines.

"Que sur toi se lamente le Tigre"

© Victor Tonelli.
© Victor Tonelli.
D'après le roman d'Émilienne Malfatto.
Adaptation et mise en scène : Alexandre Zeff.
Assistante à la mise en scène : Agathe Vidal.
Avec : Hillel Belabaci, Amine Boudelaa, Lina El Arabi, Nadhir El Arabi, Afida Tahri, Mahmoud Vito, Myra Zbib et les musiciens Grégory Dargent (oud), Wassim Halal (percussions) et, à l’écran, Liya Chtaiti.
Scénographie, lumières : Benjamin Gabrié.
Vidéo : Nadia Nakhlé.
Musique : Grégory Dargent.
Chorégraphie : Mahmoud Vito.
Dramaturgie : Pauline Donizeau.
Collaboration artistique : Claudia Dimier.
Costumes : Sylvette Dequest.
Régie générale, lumières : Thomas Cany.
Production La Camara Oscura.
Durée : 1 h 20.

Du 12 janvier au 11 février 2024.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche 16 h.
Théâtre de la Tempête, Salle Serreau, Cartoucherie de Vincennes,
Paris 12e, 01 43 28 36 36.
>> la-tempete.fr

Bruno Fougniès
Lundi 29 Janvier 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024