Lyrique

Un splendide "Boris Godounov" retrouvé

Jusqu'au 12 juillet 2018, l'Opéra de Paris met à l'affiche la très rare première version de l'opéra de Modeste P. Moussorgski sur la figure du tsar de la fin du seizième siècle. Dans la vision intimiste et stylisée de Ivo van Hove, le drame s'affirme dans sa densité shakespearienne ; celle d'une méditation sur le pouvoir que transcendent une superbe distribution vocale et un orchestre à l'âpreté saisissante.



© Agathe Poupeney/Opéra national de Paris.
Pas moins de cinq versions existent du "Boris Godounov", ces versions A à D dont les deux premières (1869 et 1872) sont dues exclusivement au compositeur. Il est même une version E instrumentée par Dimitri Chostakovitch et créée en 1966 à Augsbourg. La plus donnée sur les scènes est celle créée en 1874 révisée en 1896 par Rimski-Korsakov. C'est l'opéra en quatre actes et un prologue (avec une dizaine de tableaux) communément désigné comme la version D.

Ivo van Hove, pour ses débuts à l'Opéra de Paris, et le chef Vladimir Jurowski ont préféré la première version comprenant trois actes et sept tableaux, composée et orchestrée entre 1868 et 1869 par le compositeur russe. Établie grâce à un travail musicologique puisant à huit sources différentes et présentée sur la scène parisienne en deux heures sans entracte, l'œuvre y acquiert une force et une efficacité démoniaques.

Sans l'acte dit "polonais" (avec son intrigue amoureuse) de la version D, celle de 1869 présente une remarquable (et quasi) unité de temps et de lieu : Moscou principalement (la cour du Monastère de Novodiévitchi, la Cathédrale Sainte-Basile, la cellule de Pimène, les appartements du Kremlin) - nonobstant le tableau situé dans l'auberge à la frontière lithuanienne. L'intrigue, inspirée de Pouchkine, se concentre sur un nombre réduit de personnages.

© Agathe Poupeney/Opéra national de Paris.
Alors que Boris Godounov se fait couronner tsar de toutes les Russies, le fantôme du petit Prince héritier légitime qu'il a fait assassiner (comme en témoignera Pimène) le hante obsessionnellement. Parallèlement, un usurpateur soutenu par la Pologne, le moine Otrepiev, se fait passer pour le Prince défunt (Dimitri) et s'assiéra à son tour sur le trône à nouveau ensanglanté par le meurtre de Boris.

Sur fond des souffrances du Peuple russe (incarné par les chœurs superlatifs de l'Opéra de Paris), cette éternelle histoire d'un pouvoir acquis par la violence, effrayé par sa propre puissance finalement dérisoire car taraudée par le remords, est le chef-d'œuvre du compositeur, membre fondateur du Groupe des Cinq, avec ses tableaux historiques ou intimistes fortement individualisés, sa confondante faculté de caractérisation des climats et des sentiments.

Vladimir Jurowski a choisi - pour notre plus grand intérêt - de lui rendre son âpreté, sa rugosité première dues à une instrumentation originale et une harmonie osée pour l'époque (non encore adoucie par Rimski-Korsakov dans sa réécriture) ; un son inouï alors, pensé par un autodidacte torturé, épris d'un art pensé au service de la justice sociale et de la vérité.

© Agathe Poupeney/Opéra national de Paris.
L'efficacité du dispositif installé par Ivo van Hove s'avère hallucinatoire. Avec la précision et le soin apportés aux relations entre les personnages, à leur jeu sur un escalier noir puis rouge symbolisant le pouvoir, et l'usage de la vidéo illustrant (sur les deux tiers de la scène) la masse formée par le peuple (filmé en plongée ou de face) ou les souvenirs traumatiques de Boris (avec ses stupéfiants gros plans cinématographiques), tels deux niveaux de réalité - ou plutôt d'irréalité sauvage -, le spectacle saisit le spectateur pour ne plus le lâcher jusqu'à sa conclusion amère et ironique. Cette production très réussie s'impose donc avec l'intelligence et la finesse idoines au service d'une version de l'opéra qu'on s'empresse d'adopter, et même de préférer.

La distribution ne contribue pas peu à l'enthousiasme du spectateur. Russophone, elle fait honneur à l'écriture prosodique de Moussorgski, cette fameuse récitation musicale d'une écriture syllabique novatrice se voulant proche de la parole. Se détachent nettement l'ambigu Prince Chtchelkalov du baryton Boris Pinkhasovich, le subtil (puis effrayant) Dimitri/Grigori du ténor Dmitry Golovnin et le Pimène habité de la basse Ain Anger.

© Agathe Poupeney/Opéra national de Paris.
Mais dans le rôle d'un Boris Godounov, ici jeune et charismatique (un des sommets du répertoire des basses), Alexander Tsymbalyuk (remplaçant Ildar Abdrazakov en ce 13 juin) est formidable. Doté de moyens illimités avec une voix aux couleurs impériales, le chanteur ukrainien se révèle toujours fascinant dans les monologues qui ponctuent sa lente déchéance ; du premier acte ("Mon âme souffre") au fabuleux "J'ai atteint le pouvoir suprême" du deuxième acte, il porte finalement l'estocade dans son ultime scène, rendu fou par les visions de son crime. Du très grand art.

Du 4 juin au 12 juillet 2018.
Retransmission le 1er juillet 2018 sur France Musique.
Diffusion sur Culturebox et France Télévisions ultérieurement.

Opéra national de Paris.
Place de la Bastille 75012.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Boris Godounov" (Version de 1869).
Opéra en trois actes et sept tableaux.
Livret et musique de Modeste Petrovitch Moussorgski (1839-1881).
En russe surtitré en français et en anglais.
Durée : 2 h sans entracte.

© Agathe Poupeney/Opéra national de Paris.

Christine Ducq
Mardi 26 Juin 2018
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