Lyrique

Un "Parsifal" retrouvé au Capitole de Toulouse

Pépite au sein d'une saison riche, le "Parsifal" d'Aurélien Bory fera date dans la belle histoire wagnériste du Capitole. Avec une distribution de haut vol qu'ont dominée Matthias Goerne et Nikolaï Schukoff, le chef Frank Beermann a porté l'orchestre maison et les chœurs au sommet de l'élévation spirituelle attendue.



© Cosimo Mirco Magliocca.
Dans son "Richard Wagner à Bayreuth" (1) pourtant si ambivalent vis-à-vis du Maître qu'il est en train de quitter à regret, Friedrich Nietzsche remarquait que "pour qu'un événement ait un caractère de grandeur, deux conditions doivent se trouver réunies : l'élévation du sentiment chez ceux qui l'accomplissent et l'élévation du sentiment chez ceux qui en sont témoins." Comme il le regrettait déjà à son époque, pour la nôtre ces "événements" sont toujours rarissimes, et ce, d'autant plus quand il s'agit de monter un opéra de Wagner en général et "Parsifal" en particulier (il n'est pas jusqu'au chef de l'Opéra de Paris, Philippe Jordan, qui ne l'ait regretté récemment au micro d'une radio). Au Capitole, nous avons assisté à un tel événement, ressentant profondément "l'élévation du sentiment" des équipes artistique et technique et celle des wagnériens émérites dans la salle (à entendre les acclamations finales, quasiment tout le public malgré la difficulté de l'œuvre).

Mesure-t-on vraiment le bonheur total de n'avoir pas subi un énième Parsifal rhabillé en messie nazi, un Gurnemanz éducateur de boy-scouts dans un pensionnat de l'ex-RDA ou un Château du Graal de plus situé sur les terres dévastées de l' "Allemagne année zéro" (2) ?

© Cosimo Mirco Magliocca.
Le prix de l'élévation naturellement, c'est la lecture bien intentionnée, humble mais pertinente d'une œuvre qu'on ne prétend pas déconstruire ou relire inlassablement à l'aune d'une histoire catastrophique. Nous avons l'intuition que c'est ce qu'a voulu le directeur artistique du Capitole, Christophe Ghristi, en invitant Aurélien Bory, un artiste venu du cirque et de la danse. Ce dernier a ainsi été mis au défi de se plonger pour son (seulement) quatrième opéra dans le testament wagnérien si redoutable qu'est "Parsifal" - avec son premier acte de presque deux heures (une heure environ pour les deux suivants), aucune action réelle autre qu'intérieure pour les protagonistes, comme dans le "Tristan". Bref, le cauchemar pour un metteur en scène se posant la question de servir honnêtement cet ouvrage d'une folle ambition (renouer avec la cérémonie antique théâtrale grecque à vocation citoyenne et spirituelle). Un ouvrage redoutable qui impose à tout artiste entrant en intelligence avec lui d'emmener le spectateur dans une zone inconnue où "le temps devient espace" - comme l'annonce Gurnemanz à Parsifal lors de la première cérémonie du dévoilement du Graal au Château de Titurel. Un vrai défi scénique.

Aurélien Bory y parvient en faisant le choix d'un beau théâtre symboliste et contemporain, fait de nuit et d'éblouissements, mariant subtilement des influences d'occident et d'orient. Il offre avec une économie de moyens à rapprocher du modèle de la litote (3) une scénographie toute de signes (telle l'énigme du rite en cours) à déchiffrer en multipliant les (bonnes) idées pour donner forme au parcours initiatique du héros, et livrer un accès à la dimension métaphysique de ce "festival scénique sacré" (le nouveau genre du Bühnenweihfestspiel). Il lui faut inviter aussi le néophyte venu en curieux à pénétrer dans un univers lisible : de quoi animer avec danseurs et figurants sur la scène sans détourner l'attention de la "grande déclamation" (selon le mot de Nietzsche) des principaux personnages. Un procédé auquel Aurélien Bory sacrifie cependant le moins possible. Beaucoup de très beaux tableaux donc (toujours mouvants d'une façon ou d'une autre à la façon du fleuve musical wagnérien) comme cette fin du premier acte dessinant une cathédrale de lumière pour la première cérémonie du Graal (agrandissant vraiment notre temps en espace) ou encore la superbe apparition du mage Klingsor dans les ténèbres avant la confrontation de Parsifal et Kundry, sans omettre les baptêmes et renaissance du Vendredi Saint au troisième acte s'inscrivant dans l'espace élargi d'un cosmos originalement recréé.

© Cosimo Mirco Magliocca.
L'élévation du sentiment s'est manifestée de même, nous le disions plus haut, chez les chanteurs et les musiciens. Frank Beermann est un chef wagnérien si doué qu'il emporte l'orchestre au sommet, basculant son assise vers des graves qui font frissonner. Dès le prélude l'ampleur, la texture dense d'un son coruscant met en valeur en un sublime développement le conflit dramatique avec d'admirables pupitres. Frappent d'emblée un fondu et des ciselés exceptionnels. Et l'orchestre approfondira pendant toute la représentation son récit, tout en ayant garde d'accompagner le chant avec subtilité jusque dans ses arrière-plans méditatifs. Le fracas de la fin du second acte ("Anéantis les splendeurs mensongères" clame Parsifal dressant la Lance d'Amfortas) n'en terrasse que plus. Grandeur héroïque et mélancolie méditative, douceur poignante et forces obscures se seront combattues – avec une émotion constante venue de la fosse, mystique comme espérée.

© Cosimo Mirco Magliocca.
Avec les chœurs excellents du Capitole et de l'Opéra de Montpellier (spatialisés avec bonheur), la distribution a ébloui. Le Parsifal du ténor Nikolaï Schukoff, incertain comme son personnage au premier acte, se révèle puissamment incarné face à l'envoûtante Sophie Koch en robe bustier noire (telle la Gilda de King Vidor) au second. Si on a connu Kundry plus démoniaque, on en a assurément pas connu de plus belle ni de plus captivante grâce à un mezzo raffiné, au phrasé sensuel, à l'ambitus large. Elle est la merveilleuse tentatrice à laquelle doit renoncer (vraiment péniblement ici, le couple étant des plus incandescents) l'Innocent au cœur pur auquel Schukoff prête son long souffle et son timbre brillant. Le Klingsor du baryton-basse Pierre-Yves Pruvot s'impose avec un magnétisme rare doublé d'une voix aux sonorités caverneuses magiques (un nom à retenir dans l'avenir) ; et le Gurnemanz de Peter Rose, véritablement noble, se hisse à la hauteur des meilleurs au troisième acte (après avoir accusé une petite fatigue à la fin du premier, si éprouvant pour les basses).

© Cosimo Mirco Magliocca.
Les mots manquent pour décrire le miracle de la présence d'un immense chanteur. Il faut pourtant rendre hommage à l'Amfortas de Matthias Goerne, tellement habité, capable des nuances les plus artistes du liedersänger comme des accents les plus déchirants arrachés à une douleur insondable. Dans ce rôle, longtemps conçu par le compositeur comme premier dans l'œuvre, le baryton se montre tout simplement phénoménal.

Les petits rôles ne le sont guère ici. Tous jouent leur partition à la hauteur de l'ensemble. Citons le Titurel de JulienVéronèse, les Filles-Fleurs (Andreea Soare, Marion Tassou, Adèle Charvet, Elena Poesina, Céline Laborie) mais aussi Juliette Mars (vraie "Voix céleste"), Kristofer Lundin ou Enguerrand de Hys, entre autres. Laissons le dernier mot à Nietzsche (1) qui semble décrire l'expérience vécue ce 2 février. Le sentiment du tragique nous a fait "désapprendre (de) l'épouvante qu'inspire à chacun la mort et le temps (…) (grâce à ce) quelque chose de sacré qui l'emporte surabondamment sur toutes les luttes et toutes les misères". Et le reste est silence.

(1) "Richard Wagner à Bayreuth" in "Considérations inactuelles", 1874. Nietzsche détestera d'ailleurs ce "Parsifal" créé pour Bayreuth en 1882, dans lequel il ne verra à tort qu'un retour à la religion chrétienne (une trahison).
(2) On reconnaîtra quelques productions de Zürich à Paris.
(3) La litote ou l'art d'exprimer le moins pour suggérer le plus.


Diffusion sur France Musique le 29 février 2020 à 20 h.

Cette production a été représentée du 26 janvier au 4 février 2020.
Au Théâtre du Capitole de Toulouse.
>> theatreducapitole.fr

"Parsifal" (1882).
Festival scénique sacré en trois actes.
Livret et musique de Richard Wagner (1813-1883).
Durée : 5 h 30 avec deux entractes.

© Cosimo Mirco Magliocca.

Christine Ducq
Jeudi 6 Février 2020
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