Lyrique

Un "Chevalier à la rose" bouleversant à l'Opéra de Paris

L'Opéra de Paris met à l'affiche pour huit représentations "Le Chevalier à la rose" de Richard Strauss, un opéra créé à Dresde en 1911 sur un livret de Hugo von Hofmannsthal. Avec la reprise d'une production de Herbert Wernicke qui a fait date depuis sa création, la maison lyrique offre un des plateaux les plus homogènes qui soient, et une soirée de pure émotion.



Répétition générale © Émilie Brouchon/Opéra national de Paris.
Fruit de la deuxième collaboration du compositeur avec l'écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal, après ce diamant noir qu'était "Elektra" - véritable bombe jetée sur la scène musicale en 1909 -, "Le Chevalier à la rose" pouvait sur le papier sembler bien inoffensif, avec son intrigue située dans la Vienne de l'impératrice Marie-Thérèse et ses personnages dignes de figurer dans une vieille opérette : une Maréchale, deux chevaliers - un jeune plein de grâce, un vieux barbon - et un parvenu cherchant à marier sa fille à un noble.

Que penser d'un livret mettant en scène les amours d'Octavian, un jeune chevalier de dix-sept ans surnommé Quinquin (chanté par une femme donc un personnage travesti), et de la Princesse von Werdenberg, alias la Maréchale, alias Bibiche, aux accents d'une valse viennoise bien dans la manière des Strauss père et fils (1) ? Était-ce une sorte de vaudeville musical anachronique ? Cet Octavian, ce fameux "Chevalier à la rose" envoyé en émissaire pour le compte d'un rustre (2) faire sa demande en mariage d'une belle débutante, n'était-il que le nouveau Chérubin d'un brillant pastiche des "Noces" au service d'un nouveau Falstaff ?

Évidemment, non. Parce que Richard Strauss se voyait en héraut de la nouvelle école allemande de l'expression (un "Ausdrucksmusiker"), un maître de l'orchestration et d'une écriture orfévrée toute en munificence harmonique et mélodique. Une musique épousant les mouvements de l'âme, toujours originale car retrempée aux procédés de la polytonalité (3), écrite pour un effectif de cent douze instruments !

Répétition générale © Émilie Brouchon/Opéra national de Paris.
Parce que Hugo von Hofmannsthal était cet écrivain majeur dont les œuvres (comme celle-ci) étaient hantées par les motifs du temps, de son écoulement implacable et de son action sur les êtres. Un maître qui écrirait en 1922 qu'"il faut dissimuler la profondeur. Où donc ? À la surface." (4) Ce serait donc l'avènement d'un genre nouveau : la "comédie pour musique", brillante synthèse de la conversation musicale et de l'opéra.

Thèmes éminemment baroques que la mise en scène du scénographe et metteur en scène Herbert Wernicke (mort en 2002) avait su idéalement traduire dans un dispositif élégant avec ses immenses miroirs, propices aux miroitements des illusions et de la fugacité des reflets - ceux des personnages et du public. Le spectacle créé en 1995 au Festival de Salzbourg - sous le mandat de Gerard Mortier - n'oubliait pas d'être moderne, et même universel, tout en choisissant de transposer l'intrigue à la Belle-époque (de sa conception).

Qu'en est-il en 2016 ? Reconnaissons-lui une direction d'acteurs d'une rare subtilité, mais le chef-d'œuvre ne méritait-il pas une vision neuve ? La production a perdu de son acuité avec les années - jusque dans son inspiration revendiquée de la comédie musicale hollywoodienne au deuxième acte.

Répétition générale © Émilie Brouchon/Opéra national de Paris.
Côté distribution, le plateau a tout pour enchanter. Entre rires et larmes, on ne peut être que subjugué par des chanteurs au service de l'émotion pure distillée par ce "Chevalier à la rose" capiteux et léger. Si Michaela Kaune n'est pas toujours à l'aise dans la tessiture du rôle, sa Maréchale est pourtant bouleversante, comme suspendue entre rêve mélancolique et tendresse.

Erin Morley est une Sophie von Fanninal non moins réussie (son duo à l'acte II avec Octavian, "Wo war ich schon einmal …", émeut au plus profond du cœur). Si le cousin Ochs von Lerchenau est un grotesque irrésistible grâce à la basse Peter Rose (un vieux routier du rôle), tous les seconds rôles sont au diapason : Eve-Maud Hubeaux, Francesco Demuro, entre autres.

L'orchestre de l'Opéra de Paris offre un feu d'artifice joyeux et une palette sonore d'une rare transparence, ne sacrifiant rien ni à l'allégresse ni à la poésie précieuse de la partition. Tour à tour ironique ou entêtant comme la valse de Lerchenau, il chante parfois littéralement sous la direction de Philippe Jordan. Nec plus ultra de la soirée, le chevalier de la mezzo Daniela Sindram crée un trouble plus que fascinant. Dotée d'une voix remarquable, soyeuse, mordorée, d'une jolie ampleur et capable d'un jeu raffiné, la chanteuse est tout simplement inoubliable.

Répétition générale © Émilie Brouchon/Opéra national de Paris.
(1) Quand Johann Strauss fils meurt en 1899, Richard Strauss (sans aucun lien de parenté) a trente ans.
(2) C'est le cousin de la Maréchale, Ochs von Lerchenau, qui fait office d'opposant d'un point de vue dramaturgique aux amours des uns et des autres.
(3) Une dame dans le public regrettait encore, à l'entracte de cette soirée de première, une musique "difficile". Comment dire…
(4) La "surface", ce sera donc le sacrifice de la Maréchale par amour pour son amant Octavian (qui a la moitié de son âge).


Du 9 au 31 mai 2016.
Opéra national de Paris.
Place de la Bastille 75012.
Tel : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

Répétition générale © Émilie Brouchon/Opéra national de Paris.
"Der Rosenkavalier" (1911).
Comédie pour musique en trois actes.
Musique de Richard Strauss (1864-1949).
Livret de H. von Hofmannsthal.
En allemand surtitré en français et en anglais.
Durée : 4 h 10 avec deux entractes.

Philippe Jordan, direction musicale.
Herbert Wernicke, décors, costumes et mise en scène (réalisée par Alejandro Stadler).
Werner Breitenfelder, lumières.

Michaela Kaune, die Feldmarschallin.
Peter Rose, Der Baron Ochs.
Daniela Sindram, Octavian.
Stéphanie Houyzeel, Octavian (31 mai).
Martin Gantner, Herr von Fanninal.
Erin Morley, Sophie.
Dietmar Kerschbaum, Valzacchi.
Eve-Maud Hubeaux, Annina.
Francesco Demuro, Ein Sänger.

Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Paris.
Maîtrise des Hauts-de-Seine, Chœur d'enfants de l'Opéra de Paris.
José Luis Basso, chef des chœurs.

Christine Ducq
Samedi 14 Mai 2016
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