Théâtre

"Richard II" Un Richard II qui dissèque à cœur les guerres de pouvoir

De toutes les pièces de Shakespeare, "Richard II" fait partie des moins connues. En un siècle, il n'y eut qu'une poignée de mises en scène en France. Pourquoi ? Peut-être du fait que son propos avance en ligne droite, presque sans intrigue secondaire, presque sans une scène qui laisse le spectateur respirer, rire ou se retrouver un temps pour mieux reprendre le fil de l'histoire ? Probablement parce que le personnage titre n'a pas reçu l'incarnation des "Hamlet", des "Iago", des "Richard III" ou des "lady Macbeth" et qu'il reste du coup un caractère difficile à cerner, à imaginer ? Peut-être parce que ce personnage n'a pas de réelle vocation de méchant, de monstre, qu'il n'a pas la conscience ni les remords d'un meurtrier, d'un vil traître ?



© Géraldine Aresteanu.
Dans cette pièce, ce roi d'Angleterre de la fin du XIXe semble d'un caractère étranger aux caractères qui remplissent les lieux de pouvoir de son siècle. Fluet, presque léger, élégant et gracieux, sans arme et sans garde, il est entouré de toutes parts par des guerriers solides comme des chênes, batailleurs et braillards.

Toute cette démesure virile est exposée crûment dès l'ouverture de la pièce et le ton de l'histoire est immédiatement donné. Il s'agit de politique, de pouvoir et de tous les corollaires qu'on imagine aller de pair, les calomnies, les corruptions, les abus, les alliances et les traîtrises. Dans cette première scène s'affrontent deux nobles, Henri de Bolingbroke et le duc de Norfolk. Ils sont tous deux massifs, virulents, harangueur et chacun accuse l'autre de trahison. Mais dans cette joute, ce sont surtout les insultes et les provocations qui servent d'arguments.

Comme deux coqs, ou plutôt deux taureaux furieux l'un contre l'autre, ils se défient, en appellent au duel. C'est un ring. Chaque personnage est confiné dans l'espace d'un rond de lumière, isolé, les poings ne pouvant parler, les mots fusent comme des balles.

Ce sont des chevaliers, des hommes du Moyen Âge avec l'honneur en œillère et l'épée en guise de langage. Dans l'ombre de cette joute verbale, une autre ombre circule. C'est Richard II, c'est à lui que ce litige est exposé. Dans l'ombre, il semble tirer les ficelles de la scène. Semble hésiter sur le verdict à rendre. Semble ne pas vouloir trancher. Décide finalement de laisser la force, le destin ou dieu sait quoi décider du sort de l'un d'eux dans un duel à l'épée.

© Géraldine Aresteanu.
Un duel qu'il interrompra avant que le sang ne coule pour finalement condamner les deux zélés dénonciateurs à l'exil, comme s'il voulait débarrasser le royaume de ces sauvageries moyenâgeuses en se débarrassant d'eux. C'est ainsi que tout au long de la pièce, "Richard II", dans la mise en scène de Christophe Rauck, apparaîtra comme d'une autre sphère que le monde qui l'entoure. Tout de blanc vêtu, de la pointe des cheveux jusqu'au bout de ses bottines, il est presque angélique, à la fois lumineux et fragile, parmi une cour aux habits stricts, sombres ou parés de mailles de fer comme pièces rapportées d'un monde en guerre.

On comprend que ce personnage ne va pas gagner sa place dans le monde par la violence, la force. Il est une liane, capable d'étrangler sans doute, de fouetter, mais il n'est pas un colosse de pierre attendant la tempête du destin. On le voit ainsi manœuvrer pour établir son règne, mais aussi faire l'erreur de croire que tout lui est permis. Lorsqu'il décide de s'emparer de manière inique des possessions du père d'un des deux exilés, Bolinbroke, pour renflouer son trésor et financer une guerre contre l'Irlande, il déclenche la grande machinerie du destin qui lui fera perdre son règne et la vie.

La lecture de Christophe Rauck décrypte tout le côté politique de la pièce. "Richard II" est l'incarnation d'un passage du règne de la force et des vieilles valeurs à celui du pragmatisme. On peut se laisser aller à le voir comme un ancêtre du libéralisme sans foi ni loi, capable de spolier, de siphonner les richesses sans penser aux conséquences. Mais Micha Lescot qui l'incarne lui apporte également un côté Dandy à la Brumel avant l'heure ou à la Oscar Wild. Son costume étincelant de rock star lui donne cet éclat, mais aussi une interprétation presque dansante de son personnage quand ceux qui l'entourent sont des piliers aux allures immuables. Si bien qu'il paraît en fuite en avant constante.

© Géraldine Aresteanu.
Parmi ceux qui l'entourent, il y a Thierry Bosc qui réalise ici une double magnifique interprétation. Il distille à merveille le texte dense de la traduction de Jean-Michel Déprat duquel il extrait sens et rythme et pointes d'humour et de dérision lorsque la langue de Shakespeare s'emballe comme une machine en roue libre. Il y a également Éric Challier dont la présence scénique et la puissance vocale forment un contraste vertigineux avec les volutes de son adversaire Richard II. Cécile Garcia Fogel qui incarne la reine est, elle, d'une autre irréalité, telle une grande bourgeoise plus qu'une reine ivre de pouvoir, elle traverse la pièce comme une grâce supérieure à toutes ces forces viriles qui la cernent. Toute la distribution est aussi grande, précise et investie dans le but de faire parvenir autant de poésie que de réflexion qui parsèment la pièce.

La mise en scène de Christophe Rauck évoque la modernité par les "costumes cravates" qu'arborent les hommes et une jolie jonglerie de scènes rapides qui passent sans perdre une seconde d'un lieu à l'autre. Elle s'appuie également sur la qualité de ses comédiens, mais aussi sur une scénographie signée Alain Lagarde et des lumières d'Olivier Oudiou très précises, elles aussi. L'image joue avec des tulles, des projections qui démultiplient la scène et transportent de lieux en lieux, des vidéos repris sur le jeu direct qui agissent comme des zooms puissants sur les quelques scènes de comédies où les comédiens se donnent à fond.

À ces grands effets, ainsi qu'à une bande son fluctuante qui n'empiète jamais sur le jeu, s'ajoutent les mouvements de deux grands gradins qui transforment l'espace. Par contraste, les lumières serrées sur des inserts de scènes précis permettent à l'obscurité de vivre, de ramper parfois en nappes et de s'emparer par moments de presque tout le plateau, comme une vague imprécise, mais têtue menace.

"Richard II"

© Géraldine Aresteanu.
Texte : William Shakespeare.
Traduction : Jean-Michel Déprats (aux Éditions Gallimard, collection Folio Théâtre).
Mise en scène : Christophe Rauck.
Avec : Louis Albertosi, Thierry Bosc, Éric Challier, Murielle Colvez, Cécile Garcia Fogel, Pierre-Thomas Jourdan, Guillaume Lévêque, Micha Lescot, Emmanuel Noblet, Pierre-Henri Puente, Adrien Rouyard.
Dramaturgie : Lucas Samain.
Musique : Sylvain Jacques.
Scénographie : Alain Lagarde.
Maître d'armes : Florence Leguy.
Lumière : Olivier Oudiou.
Vidéo : Étienne Guiol.
Costumes : Coralie Sanvoisin.
Masques : Atelier 69.
Maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar.
Production Théâtre Nanterre-Amandiers.
Durée : 3 h 15 (entracte 20 minutes compris).

Du 2 au 22 décembre 2023.
Mardi au vendredi à 19 h 30, samedi à 18 h, dimanche à 15 h.
Théâtre Nanterre-Amandiers, Nanterre (92), 01 46 14 70 00.
>> nanterre-amandiers.com

Bruno Fougniès
Jeudi 14 Décembre 2023
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